Max Radiguet

Les derniers sauvages : Aux îles Marquises, 1842-1859

Phébus - D'ailleurs

Paris
, 2001
bibliothèque insulaire
   
livres sur les Marquises
parutions 2001
Les derniers sauvages : aux îles Marquises, 1842-1859. - Paris : Phébus, 2001. - 241 p.-[8] p. de pl. ; 21 cm. - (D'ailleurs).
ISBN 2-85940-728-6

Les éditions Phébus se distinguent en rendant à nouveau accessible cet ouvrage singulier devenu difficile à trouver malgré de nombreuses rééditions (cf. ci-dessous). Breton comme Segalen (comme Gauguin ?) et comme d'autres notables visiteurs des lointaines îles Marquises, Maximilien-René Radiguet (1816-1899) propose ici un témoignage qui mérite à plusieurs titres de retenir l'attention.

En mars 1842, Radiguet est secrétaire de l'amiral Dupetit-Thouars à bord de la frégate la Reine-Blanche lorsque la flotte française (deux frégates, trois corvettes et deux bricks) 1 quitte Valparaiso à destination des îles Marquises pour « planter le drapeau français » sur ces terres déjà convoitées par plusieurs puissances extérieures (États-Unis, Angleterre). Ce qui va se tramer sous les yeux de Radiguet n'est pas un premier contact, mais un épisode non moins lourd de conséquences pour l'avenir : l'imposition durable d'un régime colonial.

Le hasard veut qu'au moment précis où débute la mission commandée par l'amiral Dupetit-Thouars, un baleinier américain fasse escale à Nuku Hiva, l'île principale du groupe nord des Marquises ; à bord de l'Acushnet, deux matelots lassés des rigueurs de la vie à bord désertent et s'enfoncent au cœur de l'île. L'un d'entre eux, Hermann Melville, transcrira l'aventure dans son premier roman, Typee ; il a noté la présence de l'escadre française : « doublant enfin lentement le dernier promontoire, nous pénétrâmes dans la baie de Nuku-Hiva. Nulle description ne saurait rendre sa beauté ; et d'ailleurs cette beauté fut alors perdue pour moi, car je ne vis rien d'autre que le pavillon tricolore de la France, flottant à l'arrière de six bâtiments dont les coques noires et les flancs hérissés proclamaient le caractère guerrier » 2. Au-delà de l'anecdote, et au-delà des rivalités entre deux impérialismes, les récits de Radiguet et de Melville entrent en résonnance ; ils peuvent — et doivent — se lire en parallèle.

Pour tout autre que Radiguet la confrontation avec Melville tournerait au désastre, mais l'écrivain de bord de la Reine Blanche est un personnage déconcertant ; excellent observateur, amateur de peinture doué d'un incontestable talent de dessinateur, il affirme à juste titre destiner son récit « au curieux, à l'artiste », et pose non sans anxiété la question de l'avenir des insulaires — ces derniers sauvages ? Plus tard, irrémédiablement marqué par sa rencontre avec les habitants de la vallée de Taïpi, Melville reprendra, sur une autre tonalité, l'interrogation lancinante 3 :

Mais, dis-moi, le touriste les trouvera-t-il
Pareilles dans leur lueur violette, ces îles
Dont, voici des années et des années — ah ! Ned,
Voici combien, combien d'années ! — nous nous éprîmes ?
       
1. William Leblanc (1822-1903), « simple soldat de marine » à bord de la Boussole consignera lui aussi la relation de son séjour à Nuku Hiva : « Souvenirs d'un vieux normand, récit de ma vie d'aventures et de navigation », Paris : Plon, 1895 ; Papeete : Au Vent des îles, 2006
2. « Taïpi », chapitre 2, in Hermann Melville, « Œuvres I : Taïpi, Omou, Mardi », Paris : Gallimard (La Pléiade), 1997, p. 17
3. Hermann Melville, « À Ned », in Poèmes divers, 1876-1891, Paris : Gallimard, 1991, p. 73
EXTRAIT

Si l'on poursuit la promenade en prenant vers le nord-est un sentier qui passe entre d'énormes blocs de rochers arrondis d'un aspect fort pittoresque, on arrive près de la demeure d'un tahua (prêtre). L'autel des dieux occupe une enceinte naturelle formée par des troncs d'arbres énormes, dont le feuillage abrite l'idole plantée au milieu de la plate-forme entre des faisceaux de baguettes. […]

A notre première visite, le tahua, vieillard bleu et grave, […] était assis, le dos appuyé contre les nattes pendantes de l'autel, et restait impassible, soit qu'il fût en extase, soit qu'il crût de sa dignité de ne pas nous apercevoir. « Il est peut-être aveugle ou empaillé », dit un de nos compagnons, qui avança la main vers la chevelure blanche du prêtre. Je doute que le sénateur romain, dont la barbe fut profanée par un Gaulois, ait décoché, avec le fameux coup de bâton d'ivoire vengeur de l'insulte, un regard plus foudroyant de malédiction que celui qui vint paralyser le geste imprudent de l'étourdi. L'œil atone du prêtre s'illumina, ses narines se dilatèrent, et il nous sembla qu'il pâlissait sous son masque indigo. Un sentiment de discrétion nous fit reculer ; mais il tendit vers nous le bras, et ses lèvres tremblantes prononcèrent, à n'en pas douter, les formules de l'anathème ; puis, tout à coup, se dressant avec une vigueur que nous étions loin de soupçonner en lui, il courut vers une case placée à vingt pas de l'autel, criant tapu ! et brandissant sa gaule blanche contre deux de nos camarades. Avec cette manie d'investigation toute naturelle en semblable pays, ceux-ci s'étaient introduits dans une case marquée des signes du tapu, qui sont deux baguettes ornées d'une banderole et placée contre la porte.

pp. 66-67 (éd. de Paris : Duchartres et Van Buggenhoudt, 1929)

COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « La Reine-Blanche aux îles Marquises : souvenirs et paysages de l'Océanie », Revue des Deux Mondes, 1859
  • « Les derniers sauvages : souvenirs de l'occupation française aux îles Marquises, 1842-1859 », Paris : Librairie Hachette (collection Hetzel), 1860
  • « Les derniers sauvages : la vie et les mœurs aux îles Marquises, 1842-1859 », Paris : Calmann-Lévy, 1882
  • « Les derniers sauvages : la vie et les mœurs aux îles Marquises, 1842-1859 » ill. inédites de l'auteur et avant-propos de Jean Dorsenne, Paris : Duchartres et Van Buggenhoudt, 1929
  • « Les derniers sauvages : souvenirs de l'occupation française aux îles Marquises, 1842-1859 », Paris : Anthropos, 1967
  • « Les derniers sauvages : la vie et les mœurs aux îles Marquises, 1842-1859 », Paris : Éd. du Pacifique, 1978
  • « Les derniers sauvages : la vie et les mœurs aux îles Marquises, 1842-1859 », La Rochelle : La Découvrance, 2014
  • « Rapport adressé par M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le ministre de la marine et des colonies, sur la navigation de la frégate la Reine-Blanche, après son départ de Valparaiso, et sur la prise de possession de l'archipel des îles Marquises », Annales maritimes et coloniales, 1842, 2ème Série, Tome II (pp. 1353-1367)
  • Christophe-Anne Philibert de Fontanès, « Dupetit-Thouars : sur les traces du contre-amiral Abel Dupetit-Thouars, les îles Marquises en 1842 » éd. par Christiane Prigent, Paris : Riveneuve, 2010

mise-à-jour : 21 février 2019

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