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La
vie de l'écrivain V. S. Naipaul, qui vient de mourir, a
été encombrée par quelques polémiques, mais
il a eu la chance de publier à une époque où ces
polémiques, qui attirent d'abord ceux qui ne lisent pas les
livres des auteurs qui les suscitent, ne pouvaient pas tout à
fait nuire à la reconnaissance de son travail. La
réaction à sa mort de l'écrivain Salman Rushdie,
l'un de ses meilleurs ennemis, est sur ce point
emblématique : « Nous
avons été en désaccord toute notre vie sur la
politique, sur la littérature, et je me sens aussi triste que si
j'avais perdu un grand frère aimé. » On
n'est pas obligé d'être en accord — ou en
désaccord — avec ce qu'il a écrit ou dit de
désagréable sur l'islam, l'Inde, le Pakistan,
les femmes écrivains, pour lui reconnaître une vertu
rare : sa rude attention au monde, aux gens qui le composent, et
sa résistance aux discours qui, sous prétexte de le
changer, semblent faits pour le déguiser. LE SPAGHETTI DE COPPOLA Il
craignait l'adaptation de ses livres au cinéma, cette industrie
de l'intrigue. L'écrivain Tariq Ali vient d'écrire une
histoire que Naipaul lui aurait racontée. Francis Ford Coppola
invite chez lui l'auteur d'À la courbe du fleuve, qu'il pense adapter. Ce n'est pas surprenant. Apocalypse Now est inspiré par Au cœur des ténèbres
de Conrad, roman auquel fait écho celui de Naipaul. Coppola
annonce que George Lucas, le producteur et réalisateur de Star Wars, va les rejoindre pour déjeuner. « Georg Lukács ? dit Naipaul. Je le croyais mort. » C'est
du philosophe hongrois qu'il parle. Pendant le repas, Coppola, que
Naipaul appelle « Mister Ford », sort le projet
de scénario. Un spaghetti tombe sur sa chemise. Il essaie de
l'avaler tandis qu'il tend les feuillets à son invité.
Naipaul trouve la scène si vulgaire qu'il se lève et s'en
va. On dirait presque une scène du Parrain. Dans la biographie de Patrick French, la visite à Coppola est différente. Naipaul est accompagné par sa nièce. Coppola le reçoit pour parler d'une adaptation de Guérilleros, non d'À la courbe du fleuve. La nièce raconte : « C'était une belle maison, et il avait préparé des plats italiens pour nous, du porc. Oncle Vido n'aimait pas ça. George Lucas a débarqué et a commencé à parler de la réalisation de Star Wars. Oncle Vido était très calme, et il a dit de manière très calculée qu'il ne connaissait rien à l'industrie du divertissement. Il a dit : " Je ne connais pas Star Wars, les films ne m'intéressent pas. " » Fin du projet. Naipaul a-t-il deux fois rendu visite à Coppola pour lui faire une scène ? C'est peu probable. Alors, quelle est la bonne version ? À mon avis celle de la nièce ; mais l'autre est encore plus drôle, c'est une version d'écrivain. Concluons par ce qu'il disait à Libération de son rapport au cinéma : « Il est difficile de comprendre ce qu'était le cinéma pour un adolescent dans les années 40, l'excitation que cela procurait, le plaisir d'aller voir un film comme High Sierra avec Bogart et Lupino. Aujourd'hui cette passion est finie, le cinéma n'est plus que technique, commerce, exhibitionnisme, répétition. Mais à Trinidad, ma culture, c'était le cinéma. Non seulement, je ne serais pas devenu écrivain sans le cinéma, mais même je serais mort sans le cinéma, je serais mort dans cette désolation coloniale. Le cinéma m'a donné le monde. »
© Charlie Hebdo, 2018 |