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L’expression “ besoin irrésistible de faire de l’art ” est intéressante. En effet, Gauguin est un artiste et, comme tel, il exploite tout ce qu’il croise, tout ce qu’il vit, pour le transformer au gré de ses visions, de ses intuitions, de ses fantasmes, en œuvre d’art. La morale de son œuvre n’est pas dans sa vie, certes pas celle rêvée d’un ange, mais dans les formes qu’il crée. La censure — et l’imbécillité qu’inévitablement elle exige et produit — commence lorsqu’on se met à confondre les deux, au point de prétendre ne pouvoir regarder celles-ci qu’à la lumière de celle-là. Ce sont ces formes, pourtant, qui survivent à tout, à la vie difficile et souvent misérable de Gauguin, à ses combats, à son caractère, à ses passions, à ses pulsions, à la société dans laquelle il a vécu. Ce sont ces formes, si neuves, si puissantes, si mystérieuses, si transgressives, qui survivront, espérons-le, à la censure morale de notre époque. Ce sont elles qui enrichissent et approfondissent nos consciences, nos perceptions, notre inconscient. Elles nous font visiter des espaces que nous habitons sans le savoir, ou sans vouloir le savoir. L’estimable commissaire ajoute qu’il y a vingt ou trente ans, la même exposition aurait justement insisté sur ces formes, tandis que maintenant “ on nuance davantage ”. Il suffit d’ouvrir le merveilleux catalogue de l’exposition consacrée à Gauguin au Grand Palais en 1989 pour comprendre où se trouvaient les nuances. Il est vrai qu’on n’y multipliait pas les mises en garde contre le colon pédophile. On se contentait de décrire et d’analyser les œuvres, avec un luxe d’informations, de les comprendre à la lumière de la vie et des écrits de leur créateur. Le moralisme s’accompagne toujours de ce qui manquait aux textes de ce catalogue comme on n’en fait quasiment plus : le bavardage emphatique, les pleins phares idéologiques et l’appel à la vertu. Dans certains musées américains, il est désormais question d’indiquer que Gauguin était pédophile. On pourrait aussi, pourquoi pas, interdire aux mineurs les salles où ses tableaux se trouvent, et même les interdire à tout le monde. Quelques privilégiés obtiendraient le droit de les voir. Ne doutons pas que, parmi les élus ayant accès à ce nouvel “ enfer ”, il y aurait pas mal de pédophiles : rien ne vaut l’interdit ou l’étiquette infamante pour attirer les vicieux. Gauguin, et vingt autres génies avant ou après lui, pourrait enfin être condamné, sans que son œuvre soit vue, par le premier imbécile venu. Quand on prend les gens pour des cons, on finit par les rendre aveugles. C’est l’un des vieux principes d’action des censeurs moraux. C’est ce que, dans L’École des femmes, Arnolphe voulait faire d’Agnès. Par chance, il a échoué. Et moi, j’aimerais plutôt savoir ce que Houellebecq pense de Gauguin. |