La
navigation des Molénais dans l'autre monde / Joseph
Cuillandre ; illustrations de Philippe Kerarvran. - Brest :
Dialogues, 2015. - 43 p. : ill. ; 16x16 cm. - (La
Petite carrée). ISBN 978-2-369450-30-6
|
Joseph
Cuillandre (1880-1955) est né à Molènes ; remarqué par le recteur de
l’île, qui convainc sa mère de le laisser étudier, il obtient, après
une scolarité exemplaire, sa licence à l’université de Rennes. Il
devient professeur de latin et de grec, tout en poursuivant la
rédaction de sa thèse, qu’il soutiendra en Sorbonne. Ardent défenseur
de la culture et de la langue bretonnes, il n’a eu de cesse de
recueillir le patrimoine afin que soit préservée l’identité de la
Bretagne 1.En 1924, Joseph Cuillandre fait paraître dans les Annales de Bretagne un texte où, en première partie il répond à Anatole Le Braz qui, dans La Légende de la mort, avait
évoqué la coutume ouessantine de la « broella », un rite funéraire
réservé aux marins disparus en mer. La seconde partie (seule reprise ici) est consacrée à
ce qu'il advient de l'âme des marins disparus en mer ; Joseph
Cuillandre donne la parole aux pêcheurs de Molène, la petite île
voisine d'Ouessant : « sur cette navigation merveilleuse des marins
après leur mort, j'ai entendu faire bien des récits dans mon jeune âge,
à Molènes même, qui est mon île natale » (p. 5).Après une navigation qui exige prudence et audace, les défunts abordent au port d'un pays fortuné qui est vraiment l'autre monde.
La vie reprend alors son cours, dans un ailleurs nuancé d'autres
couleurs, régi par d'autres règles — tel le reflet transfiguré de l'île
natale. Comparant la « Molènes d'ici-bas » à la « Molènes de
l'au-delà », on est tenté de croire que la vraie vie est ailleurs.Joseph
Cuillandre a transcrit (et traduit) fidèlement les récits de proches
connaissances. Le résultat est stupéfiant : c'est une vision précise,
colorée et familière de l'au-delà ; une utopie sans contrainte, sans
rigidité et sans pesanteur. L'exigence morale n'est pas absente, mais
dépouillée de tout dogmatisme. On notera enfin la proximité — dans certaines limites — entre l'imaginaire molénais et celui
d'autres insulaires, comme par exemple celui que transcrit Bronislaw Malinowski :
« Les Trobriandais placent l'esprit du monde sur
une petite île appelée Tuma, située au nord-ouest.
Ici, invisible aux yeux des mortels, étrangers aux troubles
du monde, les esprits mènent une existence qui ressemble
beaucoup à l'existence des Trobiandais, mais beaucoup
plus agréable » 2. 1. | Editions Dialogues. | 2. | « La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie »,
Paris : Payot, 1970, p. 305 ; cité par
Riccaro Pineri, « L'île comme modèle
de la fondation utopique : More, Campanella, Bacon »,
in : Riccardo Pineri (éd.), Utopies
insulaires, Papeete : Sté des études
océaniennes, 2004. |
|
EXTRAIT |
D'ordinaire
cependant, si la navigation [après la mort] est faite
comme il convient, le marin jette l'ancre dans le port d'un pays
fortuné, qui est vraiment l'autre monde. Il semble que
ce soit une île, car une légende parle d'une Molènes
de l'au-delà auprès de laquelle la Molènes
d'ici-bas n'est qu'une pauvre pincée (eur meudad) de sable.
Là-bas, dès qu'on arrive, on est tout de suite
émerveillé. Ce qui frappe d'abord, c'est la lumière
qui baigne toutes choses : tout est lumineux, le ciel, la
terre, la mer, les êtres mêmes ; les oiseaux
dans l'air, les poissons dans la mer — les bêtes
ont en effet ici leur paradis — sont vêtus des
couleurs les plus éclatantes.
☐ pp. 16-17 | Je
complimentai les vénérables Molénais de leur bonne
mine en dépit de leur grand âge. « Fils, me
répondit le vieux Clet, nous sommes ici au mouillage
aujourd'hui : demain peut-être il faudra lever l'ancre pour
l'autre monde. Qui de nous mettra à la voile le premier ?
Nul ne le sait. Celui-ci, ajouta-t-il en désignant Auguste
Masson d'une tape amicale sur l'épaule, celui-ci de sa
fenêtre de Kerguen nous verra probablement, Édouard et
moi, doubler le Castel et il ne sera pas pressé de nous
suivre !… — Bah ! répliqua
Édouard Duboscq, nous le laisserons bien. Moi, je demande
à naviguer de conserve avec vous tonton Clet, car en votre
qualité de long-courrier vous devez connaître la
route !… » Le vieux Cariou ne répondit
pas, mais il sourit, et sans doute, à travers le brouillard de
ses yeux, il voyait, comme jadis dans ses navigations à travers
les mers australes, quelque terre merveilleuse, resplendissante de
lumière, où tout est jeune, où tout est beau,
où il fait bon vivre !…
☐ p. 35-36 |
|
|
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « Le “ broella ” d'Ouessant [suivi de] La navigation
des Molénais dans l'autre monde », Annales de Bretagne, 1924, tome XXXVI-2, pp. 299-320 [en ligne]
| - « Mouez an aochou = La voix des
grèves » poésies bretonnes avec traduction
française, Rennes : Imprimerie bretonne, 1903
- « Un " loup-de-mer " poète », Annales de Bretagne, 1905, tome XXI-4, pp. 375-390
- « A propos de La légende de la mort », Annales de Bretagne, 1923, tome XXXV-4, pp. 627-650
- « La
répartition des aires dans la rose des vents bretonne et
l'ancienne conception du monde habité en longitude »,
Rennes : Oberthur, 1943
- « La
droite et la gauche dans les poèmes homériques en
concordance avec la doctrine pythagoricienne et avec la tradition
celtique », Paris : Les Belles lettres, 1944
- « Toponymie de l'archipel Ouessant-Molène », Paris : Imprimerie nationale (Annales hydrographiques, 139), 1949
|
|
|
mise-à-jour : 8 août 2019 |
| | Joseph Cuillandre
|
| |
|