ANDRÉ MARCEL D'ANS : […] Cette brochure était
destinée à connaître une très large
diffusion […] non seulement à travers le pays, mais
également à l'étranger, et particulièrement
en République dominicaine et à Cuba, où
il s'agissait de lutter contre la déplorable réputation
de paganisme primitif qui était faite à la république
d'Haïti. […]
Une lecture attentive de cette
publication la révèle tout d'abord nettement moins
« diffamatoire », dans sa plus grande partie,
que ne le considère la hiérarchie catholique. Le
ton en est précis, mesuré ; et si l'analyse
politique sur laquelle se termine le texte avait assurément
de quoi déplaire à ceux qui en étaient la
cible, elle nous paraît relever du débat à
visage découvert et non de la diffamation. Quant aux lecteurs
d'aujourd'hui qui se prépareraient à découvrir
dans ce texte une apologie attendrie des croyances et pratiques
du vaudou, et un appel à leur protection contre les rigueurs
d'une « agression culturelle » menée
contre elles au nom des valeurs exogènes du christianisme,
ils seront certainement bien surpris de ne rien y trouver de
conformes à leurs attentes.
Développant tout d'abord
l'idée que les superstitions ne sont rien de plus que
l'héritage d'âges obscurs remontant à la
« préhistoire de la pensée humaine »,
Jacques Roumain assène d'emblée cette assertion
inattendue :
L'Haïtien n'est pas plus
— ni moins —
superstitieux qu'un autre peuple. Les pratiques dites superstitieuses
auxquelles il se livre ont un caractère universel.
[…]
[Le vaudou] est-il une superstition ?
Question oiseuse, estime Jacques Roumain qui, se fondant sur
l'autorité « des Drs Price-Mars, J.-C. Dorsainvil
et du Professeur Melville J. Herskovits », estime
que fondamentalement « le vaudou représente
un syncrétisme catholico-vaudou », et qu'à
ce titre il relève de la définition du phénomène
religieux, que caractérise sa capacité d'absorber
des éléments d'un substrat pour les fondre dans
une nouvelle mouture évolutive. […]
« Le terrain initial »
du syncrétisme catholico-vaudou ayant été
la colonie de Saint-Domingue, il ne fait aucun doute que son
substrat consiste en « une mosaïque disparate
de croyances religieuses africaines » correspondant
aux « diverses tribus nègres » qui
se trouvaient représentées à Saint-Domingue.
Contrairement cependant à la croyance qu'entérineront
plus tard nombre de ses successeurs dans l'histoire de l'ethnologie
haïtienne, Jacques Roumain ne croit pas du tout en la possibilité
d'une survivance subreptice et irrépressible de
traits culturels africains. Il considère en effet que
« ces croyances n'offrent pas de cadre dogmatique,
nulle rigidité, aucune résistance à l'imposition
d'une nouvelle formule religieuse ».
Ce que Jacques Roumain déplore
et désapprouve, ce n'est d'ailleurs pas cette imposition
elle-même ; mais le fait qu'elle eut été
si mal réalisée : en raison de la négligence
et de la brutalité de l'évangélisation coloniale
tout d'abord, puis de l'état d'abandon dans lequel fut
laissé la christianisation des campagnes entre le moment
de l'Indépendance (1804) et la signature d'un Concordat
avec Rome, en 1860. […]
Bref, « ce qu'on peut
reprocher au clergé, estime Jacques Roumain, c'est d'avoir
laissé des prêtres ignorants offrir à nos
masses une vision si élémentaire du surnaturel
qu'une fusion des croyances africaines et catholiques a pu se
réaliser ». Loin de se féliciter de
cette émergence du vaudou, Jacques Roumain en explique
les excès — qu'il juge lui-même critiquables
— par les conditions sociales et économiques dans
lesquelles croupit le peuple haïtien […].
Tant que nous n'aurons pas
développé un système suffisant de cliniques
rurales, le paysan ira consulter le bocor. Et il aura raison
de le faire. (…) Ce qu'il faut mener en Haïti, ce n'est
pas une campagne anti-superstitieuse, mais une campagne anti-misère.
☐ « Jacques Roumain
et la fascination de l'ethnologie », in Œuvres
complètes de Jacques Roumain, pp. 1406-1409
|