Charmantine extrait des Fantoches Lefèvre sifflait son admiration.
— Ce mouvement de hanches,
Santiague ! J'en ai le vertige. Quelle noble allure. C'est
pitié qu'un grossier caraco vête ce corps adorable,
et que j'imagine d'un grain savoureux comme le grès de
nos jarres, et couleur de miel.
Dites donc, mon vieux. Vous ne
pourriez pas me renseigner ?
— La voulez-vous ? C'est
une bonne petite chienne, et vous savez : elle est vierge. Si
ça vous tente.
Dans le ton de Santiague, Lefèvre
découvrait des éléments complexes qu'il
n'analysa point.
Son compagnon poursuivit :
— Désirez vous savoir
l'histoire de Charmantine ? Elle est assez désolée
pour éveiller en vous à défaut de pitié,
un peu d'intérêt. C'était l'année
dernière : vous étiez alors en prison ; feu Monsieur
Borno avait jugé bon de vous y enfermer. Un soir je me
promenais aux environs de cette bastille, pour parler comme nos
patriotes qui n'y ont jamais mis les pieds, et je vous accordais
une pensée.
La nuit était belle :
je songeais à votre solitude. Vous connaissez cette heure
tropicale si fraîche que respirer est une volupté.
La Rue de la Révolution était paisible. Derrière
les rideaux de couleur de ses maisons basses, les prostitués
attendaient sans impatience, les mâles.
J'allais. Il y avait dans quelque
courette de la Place Sainte-Anne, une musique de bastringue,
fausse, sanglotante, cruelle et sentimentale comme une putain.
Parvenait-elle à votre cachot ? Je me le demandai et souhaitai
que non. La musique est liberté. Vous le savez, vous qui
me disiez les chants à la Noël des forçats
gonflés d'irréductible espoir, comme des voiliers
sur haute mer.
Goûtez-vous ces danses
populacières ? Je les aime : elles dégagent une
humanité puissante. Et leur décor m'enchante :
ces « salles » de bal au fond de mystérieux
couloirs, où grouille une volupté sordide, où
titube une ivresse à dix centimes le verre, ces salles
qui ne sont sous le ciel qu'un espace de sol battu, durci par
les semelles frénétiques, proposent toujours un
but à mes flâneries nocturnes.
J'y trouve l'atmosphère
d'oubli dans le plaisir forcené, qui est l'odeur même
du désespoir résigné, et à laquelle
on se laisse parfois prendre, avec lassitude.
Et puis, il y a le bruit.
Partout où l'homme sollicite
l'oubli, il y installe le bruit. Au bal, à l'église,
chez soi, la musique est le bruit subtil et parfait dont le dessein
est d'étouffer les terribles petites voix qui nous murmurent
les terribles petites choses.
La solitude est la dernière
étape de la maladie de vivre, avant le suicide.
Il s'établit dans ces
lieux de misérables jouissances une harmonie bizarre qui
me retient. Les dés surveillés par des mufles que
la cupidité sculpte dans l'immobilité grimaçante
des masques Baoulé, roulent sur les tables interminablement.
Les danseuses sentent l'amour
bon marché, la sueur et le Pompéia.
Les relents de poissons frits
s'imposent aux narines violemment. Les palissades dentelées
à la lueur des lumignons grandissent comme des ombres,
et au dessus du tas humain, gémit la plainte cocasse du
saxophone.
Mais quelquefois, Lefèvre,
une voix se met à chanter, une voix rauque et primitive,
qui dit la douleur telle qu'elle est, sans artifice, cette douleur
nègre que rien ne peut apaiser et qui se berce sans espoir,
d'accents ironiques et déchirants.
Alors quand s'épanouit
le plain-chant africain, que les ridicules instruments se sont
tus et que seul résonne encore le tambour ancestral, j'entre
dans la foule et me perds dans ma race.
Santiague allait et venait, semblait
poursuivre un monologue. Il tirait de sa cigarette des bouffées
rapides, la jetait dans une coupe, en allumait une autre …
— Ce soir là, le
« bal » se tenait dans une des ruelles qui mènent
à la Place Sainte-Anne.
Je m'y laissai conduire.
C'était un bal fort pauvre.
L'orchestre se composait d'une clarinette, d'une guitare et d'un
tambour militaire.
Sous les guirlandes de fleurs
de papier, adossées aux cloisons moisies, plaquées
çà et là de portraits de stars de cinéma
détachés des suppléments illustrés
du New-York Herald, les filles riaient et leurs regards mendiaient
les regards des hommes.
Je vis que je ne tirerais qu'un
médiocre plaisir de ma soirée.
Banales ces prostituées,
et attristantes avec leurs sourires guetteurs dans leurs faces
noires poudrées, fardées d'un rouge violent que
la transpiration délayait.
Elles tournaient en rond dans
la salle comme des vieilles rosses de manège.
Découragés, les
musiciens avaient déposé leurs instruments dans
un coin.
Vous allez me demander pourquoi
je me complais à décrire de si pauvres choses,
de si piètres personnages, et qui n'ont de valeur humaine
que sous l'angle d'une littérature voulue.
Si vous voulez, ce bal n'est
qu'une infecte boutique, pas plus intéressante, ni moins
répugnante que l'étalage d'une boucherie. Pourtant
j'allais vous parler longuement du patron, Cicéron Tulipe,
détective, politicien professionnel, usurier et proxénète.
J'allais vous dire son cynisme candide, son merveilleux naturel
dans l'ignoble.
C'est que, mon vieux, si j'ai
fait de ma solitude une vertu, il m'arrive parfois de souffrir
de ne lui trouver d'autres échos, que des pensées
assez douloureuses.
Ainsi, je meuble ma vie de quelques
personnages, qu'à certaines heures je fais jouer devant
mon imagination désœuvrée ou pour me distraire
de préoccupations importunes.
Je distribue les rôles
à cette petite troupe, j'invente son destin qui s'accomplit
au gré de ma fantaisie. Ces fantoches m'amusent comme
un Guignol.
Basquet me reprochait dernièrement
et sur un ton bizarre de n'être pas ce que Duhamel, je
crois, appelle un spectateur pur.
J'avoue que je suis arrivé
à éprouver presque de la pitié pour la crapule,
quand elle est sincère, c'est-à-dire inconsciente
: ne serait-ce que par dégoût de notre honnête
canaille salonnière, plastronnante et triomphante.
Je me suis déshabitué
après avoir fait l'expérience de ce que l'on veut
nommer l'honnêteté à appliquer aux hommes
la Morale comme un mètre infaillible.
Mais Charmantine ? Elle n'est
pas loin et si je prends tant de détours, c'est pour vous
montrer que le hasard fait bien les choses. Rien ne me retenait
en cet endroit, je gagnai la rue.
J'éprouvais cette lassitude
singulière qui décourage de rentrer chez soi. On
va, on se laisse conduire à travers la ville. L'ennui
et la curiosité vous mènent au fil des réverbères
: on glisse dans la nuit à la dérive.
C'est au cours de cette promenade
que je rencontrai Charmantine.
J'allais lentement, goûtant
l'heure, dans une de ces rues désertes et mal éclairées
de Port-au-Prince, où l'électricité souligne
plutôt qu'elle ne combat l'obscurité.
Dans le ciel, les étoiles
montaient comme des bulles à la surface de l'ombre.
— M'sieur ?
Une fillette se tenait devant
moi.
— Eh bien ?
Elle avait quelque chose de suppliant
et de hagard dans l'attitude.
Elle tendit la main, me demanda
un peu d'argent. Elle avait faim (Grand goût, oui M'sieur
!)
Pourquoi l'ai-je ramené
chez moi ? J'aurais pu la croire une de ces lamentables petites
prostituées impubères qui courent nos rues et sans
poser à une excessive vertu, je n'ai jamais été
tenté par d'aussi minables voluptés.
Arrivée à la maison,
elle s'est couchée très simplement. Je revois ses
genoux maigres, son regard perdu. Je l'ai relevée. Elle
s'est assise là, tenez. Elle a mangé. Puis elle
est restée silencieuse, attendant que je la mette à
la porte ou que …
Pourquoi l'ai-je gardée
? Ne me le demandez pas. Je ne le sais pas exactement.
— Couche-toi, maintenant.
Elle obéit comme un chien,
se fit menue dans le lit, me laissant de la place.
Je ne l'ai pas touchée.
Elle s'est endormie tout de suite.
Encore une fois, je ne pose pas,
Lefèvre, je ne suis pas bon. Peut-être il y avait-il
plus de curiosité que de pitié dans mon attitude.
La véritable bonté
est naturelle. Et alors où est le mérite ?
De plus : en faisant l'aumône,
il faudrait que l'on demeurât aussi indifférent
que si on s'y refusait. Je confesse que je me sentis assez satisfait
de ma « bonne » action.
Charmantine m'a raconté
son histoire.
Vous êtes vous demandé
de quelles misères est fait le sort des « Ti-mounes
» ? Leur nom le dit déjà : le « petit
monde » la quantité négligeable. Cette coutume
de prendre chez soi des domestiques mineures que l'on ne rétribue
point et dont on dispose comme d'un objet, nous vient en droite
ligne du passé colonial. Rappelez-vous Laugeon et les
auteurs qui nous décrivent l'esclavage du nègre
par les affranchis noirs et mûlatres.
La vie des Ti-mounes est soumise
à la même cruelle mentalité.
Charmantine avait été
cédée aux Tiballe, vous les connaissez, ces Tiballe
: highlife port-au-princien, par ses parents : des paysans.
Madame Tiballe avait promis de
lui donner une éducation chrétienne, de l'envoyer
à l'école de la nourrir et de l'habiller convenablement.
Elle fit sa première communion.
L'hostie sainte devait être, sans doute, un suraliment
divin pour la malheureuse nourrie de cassave et des déchets
de la cuisine.
On lui apprit à travailler
à force de taloches.
Bonne à tout faire, elle
surveillait aussi les ébats des jeunes Tiballe qui daignaient
la traiter de sale négresse.
Mal nourrie, vêtue d'un
caraco qui ne connaissait la lessive qu'à la semaine des
quatre-jeudis, elle se couchait dans un réduit, sur une
natte.
Le sommeil devait être
doux à la serve après l'épuisant labeur
du jour.
Mais la nuit, le vieux Tiballe
venait parfois dans sa chambre et sous prétexte de lui
apprendre sa prière, la faisait mettre à genoux
et tentait de la caresser. Elle se débattait, menaçait
d'appeler. Il frappait et s'en allait.
Seul le fils aîné
des Tiballe lui témoignait de la sympathie.
Cela vous étonne, hein
? Octave Tiballe : ce vaniteux macaque, bête comme une
semelle et sournois comme la ruade d'une mule.
Vous allez comprendre tout de
suite.
Les enfants Tiballe avaient donc
leur souffre-douleur. Eux, qui tiraient vanité de leurs
cheveux plats, trouvaient plaisant d'arracher les mèches
crépues de Charmantine, pourtant si patiemment assouplies
le matin à l'huile de palma-christi, et rangées
tout autour de la tête en soigneuses petites plates-bandes.
Eux, qui étaient fiers
de leur couleur claire, n'avaient aucun scrupule à frapper
cette chair noire qu'ils méprisaient.
Un jour, Octave Tiballe la défendit.
Elle lui en fut si reconnaissante
qu'elle éclata en sanglots, elle qui avait jusque là
supporté les coups et les injures sans un mot, sans une
larme.
Elle semblait inconsolable.
On fut obligé de la gifler
pour sécher ses pleurs.
Une autre fois, il la protégea
contre la brutalité du père Tiballe.
En secret, il lui faisait de
menus présents : des friandises, du pain, des fruits —
et les accompagnait de bonnes paroles.
Charmantine naissait à
une vie meilleure.
Un soir, Octave Tiballe pénétra
dans sa chambre. Il exigeait sa récompense. Dans l'ombre,
ils luttèrent longuement. À la fin, elle le mordit
au visage sauvagement, cria …
Le doux Octave prit peur et lâcha
prise.
Quelques jours plus tard, Madame
Tiballe se plaignit de ne pouvoir retrouver un bijou, que cependant,
elle savait avoir déposé en tel endroit précis.
Charmantine interrogée
répondit qu'elle ignorait où se trouvait l'objet
égaré.
Octave Tiballe subitement inspiré
proposa de fouiller la chambre de Charmantine.
On retrouva le bijou sous la
natte.
Charmantine nia, jura ne l'avoir
pas volé. On ne l'écouta pas.
Octave Tiballe fut chargé
de lui administrer une raclée, qui fut soignée.
Madame Tiballe déclara
: « qu'il n'y a rien à faire avec le nègre.
» On la chassa.
Quand je la rencontrai, elle
s'en allait au hasard depuis deux jours, mourant d'épuisement
et prête à suivre l'exemple des compagnes de son
âge, rencontrées aux coins des rues, et qui lui
répétaient qu'on mangeait à sa faim pourvu
qu'on le voulût bien. Et voilà. Charmantine est
entrée dans ma vie ; je ne me plains pas de lui avoir
fait une place à mon foyer. Je suis seul au monde. Est-ce
générosité, égoïsme ou faiblesse
? Son tranquille bonheur me réconforte. Quelquefois on
est las, de cette vie, du vide autour de soi, des petites besognes
quotidiennes, et il est doux de se savoir une affection sûre,
un refuge. |