Jacques Roumain

Les fantoches

Imprimerie de l'État

Port-au-Prince, 1931
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édité en Haïti
Les fantoches / Jacques Roumain. - Port-au-Prince : Imprimerie de l'état, 1931. - 152 p. ; 16 cm. - (Collection indigène).

LÉON-FRANÇOIS HOFFMANN : Les Fantoches prolonge la vision pessimiste et méprisante de Roumain sur sa classe sociale déjà esquissée dans les nouvelles de La Proie et l'ombre, dont deux des personnages sont d'ailleurs repris. Jean Lefèvre, candidat à la députation, précise la notion roumainienne de fantoche lorsqu'il dit à Santiague : « Vous êtes, mon ami, le seul parmi nous (…) qui ne soit pas un fantoche. (…) Nous sommes une génération de ratés, de fantoches. (…) Est-ce l'occupation américaine et les bouleversements opérés par elle (…) qui nous a ainsi écrasés, troublés, dévirilisés (sic) ? Nous ne valons rien et quand nous crions que nous voulons faire quelque chose, c'est avec la voix de fausset de l'eunuque ». C'est, mutatis mutandis, ce qu'affirmait La Proix et l'ombre, et l'on comprend que le roman n'ait pas créé autant que les nouvelles l'effet de surprise et de scandale.

Œuvres complètes de Jacques Roumain (Madrid, 2003), pp. 137-138

EXTRAIT

L'extrait ci-contre est conforme au texte de l'édition originale (1931).

Il provient de la section anthologie de l'étude de Jean Jonassaint, « Des romans de tradition haïtienne : Sur un récit tragique », Montréal : CIDIHCA, Paris : L'Harmattan, 2002.

Il est reproduit avec l'aimable autorisation de Jean Jonassaint et de ses éditeurs.
Charmantine
extrait des Fantoches

Lefèvre sifflait son admiration.

— Ce mouvement de hanches, Santiague ! J'en ai le vertige. Quelle noble allure. C'est pitié qu'un grossier caraco vête ce corps adorable, et que j'imagine d'un grain savoureux comme le grès de nos jarres, et couleur de miel.

Dites donc, mon vieux. Vous ne pourriez pas me renseigner ?

— La voulez-vous ? C'est une bonne petite chienne, et vous savez : elle est vierge. Si ça vous tente.

Dans le ton de Santiague, Lefèvre découvrait des éléments complexes qu'il n'analysa point.

Son compagnon poursuivit :

— Désirez vous savoir l'histoire de Charmantine ? Elle est assez désolée pour éveiller en vous à défaut de pitié, un peu d'intérêt. C'était l'année dernière : vous étiez alors en prison ; feu Monsieur Borno avait jugé bon de vous y enfermer. Un soir je me promenais aux environs de cette bastille, pour parler comme nos patriotes qui n'y ont jamais mis les pieds, et je vous accordais une pensée.

La nuit était belle : je songeais à votre solitude. Vous connaissez cette heure tropicale si fraîche que respirer est une volupté. La Rue de la Révolution était paisible. Derrière les rideaux de couleur de ses maisons basses, les prostitués attendaient sans impatience, les mâles.

J'allais. Il y avait dans quelque courette de la Place Sainte-Anne, une musique de bastringue, fausse, sanglotante, cruelle et sentimentale comme une putain. Parvenait-elle à votre cachot ? Je me le demandai et souhaitai que non. La musique est liberté. Vous le savez, vous qui me disiez les chants à la Noël des forçats gonflés d'irréductible espoir, comme des voiliers sur haute mer.

Goûtez-vous ces danses populacières ? Je les aime : elles dégagent une humanité puissante. Et leur décor m'enchante : ces « salles » de bal au fond de mystérieux couloirs, où grouille une volupté sordide, où titube une ivresse à dix centimes le verre, ces salles qui ne sont sous le ciel qu'un espace de sol battu, durci par les semelles frénétiques, proposent toujours un but à mes flâneries nocturnes.

J'y trouve l'atmosphère d'oubli dans le plaisir forcené, qui est l'odeur même du désespoir résigné, et à laquelle on se laisse parfois prendre, avec lassitude.

Et puis, il y a le bruit.

Partout où l'homme sollicite l'oubli, il y installe le bruit. Au bal, à l'église, chez soi, la musique est le bruit subtil et parfait dont le dessein est d'étouffer les terribles petites voix qui nous murmurent les terribles petites choses.

La solitude est la dernière étape de la maladie de vivre, avant le suicide.

Il s'établit dans ces lieux de misérables jouissances une harmonie bizarre qui me retient. Les dés surveillés par des mufles que la cupidité sculpte dans l'immobilité grimaçante des masques Baoulé, roulent sur les tables interminablement.

Les danseuses sentent l'amour bon marché, la sueur et le Pompéia.

Les relents de poissons frits s'imposent aux narines violemment. Les palissades dentelées à la lueur des lumignons grandissent comme des ombres, et au dessus du tas humain, gémit la plainte cocasse du saxophone.

Mais quelquefois, Lefèvre, une voix se met à chanter, une voix rauque et primitive, qui dit la douleur telle qu'elle est, sans artifice, cette douleur nègre que rien ne peut apaiser et qui se berce sans espoir, d'accents ironiques et déchirants.

Alors quand s'épanouit le plain-chant africain, que les ridicules instruments se sont tus et que seul résonne encore le tambour ancestral, j'entre dans la foule et me perds dans ma race.

Santiague allait et venait, semblait poursuivre un monologue. Il tirait de sa cigarette des bouffées rapides, la jetait dans une coupe, en allumait une autre …

— Ce soir là, le « bal » se tenait dans une des ruelles qui mènent à la Place Sainte-Anne.

Je m'y laissai conduire.

C'était un bal fort pauvre. L'orchestre se composait d'une clarinette, d'une guitare et d'un tambour militaire.

Sous les guirlandes de fleurs de papier, adossées aux cloisons moisies, plaquées çà et là de portraits de stars de cinéma détachés des suppléments illustrés du New-York Herald, les filles riaient et leurs regards mendiaient les regards des hommes.

Je vis que je ne tirerais qu'un médiocre plaisir de ma soirée.

Banales ces prostituées, et attristantes avec leurs sourires guetteurs dans leurs faces noires poudrées, fardées d'un rouge violent que la transpiration délayait.

Elles tournaient en rond dans la salle comme des vieilles rosses de manège.

Découragés, les musiciens avaient déposé leurs instruments dans un coin.

Vous allez me demander pourquoi je me complais à décrire de si pauvres choses, de si piètres personnages, et qui n'ont de valeur humaine que sous l'angle d'une littérature voulue.

Si vous voulez, ce bal n'est qu'une infecte boutique, pas plus intéressante, ni moins répugnante que l'étalage d'une boucherie. Pourtant j'allais vous parler longuement du patron, Cicéron Tulipe, détective, politicien professionnel, usurier et proxénète. J'allais vous dire son cynisme candide, son merveilleux naturel dans l'ignoble.

C'est que, mon vieux, si j'ai fait de ma solitude une vertu, il m'arrive parfois de souffrir de ne lui trouver d'autres échos, que des pensées assez douloureuses.

Ainsi, je meuble ma vie de quelques personnages, qu'à certaines heures je fais jouer devant mon imagination désœuvrée ou pour me distraire de préoccupations importunes.

Je distribue les rôles à cette petite troupe, j'invente son destin qui s'accomplit au gré de ma fantaisie. Ces fantoches m'amusent comme un Guignol.

Basquet me reprochait dernièrement et sur un ton bizarre de n'être pas ce que Duhamel, je crois, appelle un spectateur pur.

J'avoue que je suis arrivé à éprouver presque de la pitié pour la crapule, quand elle est sincère, c'est-à-dire inconsciente : ne serait-ce que par dégoût de notre honnête canaille salonnière, plastronnante et triomphante.

Je me suis déshabitué après avoir fait l'expérience de ce que l'on veut nommer l'honnêteté à appliquer aux hommes la Morale comme un mètre infaillible.

Mais Charmantine ? Elle n'est pas loin et si je prends tant de détours, c'est pour vous montrer que le hasard fait bien les choses. Rien ne me retenait en cet endroit, je gagnai la rue.

J'éprouvais cette lassitude singulière qui décourage de rentrer chez soi. On va, on se laisse conduire à travers la ville. L'ennui et la curiosité vous mènent au fil des réverbères : on glisse dans la nuit à la dérive.

C'est au cours de cette promenade que je rencontrai Charmantine.

J'allais lentement, goûtant l'heure, dans une de ces rues désertes et mal éclairées de Port-au-Prince, où l'électricité souligne plutôt qu'elle ne combat l'obscurité.

Dans le ciel, les étoiles montaient comme des bulles à la surface de l'ombre.

— M'sieur ?

Une fillette se tenait devant moi.

— Eh bien ?

Elle avait quelque chose de suppliant et de hagard dans l'attitude.

Elle tendit la main, me demanda un peu d'argent. Elle avait faim (Grand goût, oui M'sieur !)

Pourquoi l'ai-je ramené chez moi ? J'aurais pu la croire une de ces lamentables petites prostituées impubères qui courent nos rues et sans poser à une excessive vertu, je n'ai jamais été tenté par d'aussi minables voluptés.

Arrivée à la maison, elle s'est couchée très simplement. Je revois ses genoux maigres, son regard perdu. Je l'ai relevée. Elle s'est assise là, tenez. Elle a mangé. Puis elle est restée silencieuse, attendant que je la mette à la porte ou que …

Pourquoi l'ai-je gardée ? Ne me le demandez pas. Je ne le sais pas exactement.

— Couche-toi, maintenant.

Elle obéit comme un chien, se fit menue dans le lit, me laissant de la place.

Je ne l'ai pas touchée. Elle s'est endormie tout de suite.

Encore une fois, je ne pose pas, Lefèvre, je ne suis pas bon. Peut-être il y avait-il plus de curiosité que de pitié dans mon attitude.

La véritable bonté est naturelle. Et alors où est le mérite ?

De plus : en faisant l'aumône, il faudrait que l'on demeurât aussi indifférent que si on s'y refusait. Je confesse que je me sentis assez satisfait de ma « bonne » action.

Charmantine m'a raconté son histoire.

Vous êtes vous demandé de quelles misères est fait le sort des « Ti-mounes » ? Leur nom le dit déjà : le « petit monde » la quantité négligeable. Cette coutume de prendre chez soi des domestiques mineures que l'on ne rétribue point et dont on dispose comme d'un objet, nous vient en droite ligne du passé colonial. Rappelez-vous Laugeon et les auteurs qui nous décrivent l'esclavage du nègre par les affranchis noirs et mûlatres.

La vie des Ti-mounes est soumise à la même cruelle mentalité.

Charmantine avait été cédée aux Tiballe, vous les connaissez, ces Tiballe : highlife port-au-princien, par ses parents : des paysans.

Madame Tiballe avait promis de lui donner une éducation chrétienne, de l'envoyer à l'école de la nourrir et de l'habiller convenablement.

Elle fit sa première communion. L'hostie sainte devait être, sans doute, un suraliment divin pour la malheureuse nourrie de cassave et des déchets de la cuisine.

On lui apprit à travailler à force de taloches.

Bonne à tout faire, elle surveillait aussi les ébats des jeunes Tiballe qui daignaient la traiter de sale négresse.

Mal nourrie, vêtue d'un caraco qui ne connaissait la lessive qu'à la semaine des quatre-jeudis, elle se couchait dans un réduit, sur une natte.

Le sommeil devait être doux à la serve après l'épuisant labeur du jour.

Mais la nuit, le vieux Tiballe venait parfois dans sa chambre et sous prétexte de lui apprendre sa prière, la faisait mettre à genoux et tentait de la caresser. Elle se débattait, menaçait d'appeler. Il frappait et s'en allait.

Seul le fils aîné des Tiballe lui témoignait de la sympathie.

Cela vous étonne, hein ? Octave Tiballe : ce vaniteux macaque, bête comme une semelle et sournois comme la ruade d'une mule.

Vous allez comprendre tout de suite.

Les enfants Tiballe avaient donc leur souffre-douleur. Eux, qui tiraient vanité de leurs cheveux plats, trouvaient plaisant d'arracher les mèches crépues de Charmantine, pourtant si patiemment assouplies le matin à l'huile de palma-christi, et rangées tout autour de la tête en soigneuses petites plates-bandes.

Eux, qui étaient fiers de leur couleur claire, n'avaient aucun scrupule à frapper cette chair noire qu'ils méprisaient.

Un jour, Octave Tiballe la défendit.

Elle lui en fut si reconnaissante qu'elle éclata en sanglots, elle qui avait jusque là supporté les coups et les injures sans un mot, sans une larme.

Elle semblait inconsolable.

On fut obligé de la gifler pour sécher ses pleurs.

Une autre fois, il la protégea contre la brutalité du père Tiballe.

En secret, il lui faisait de menus présents : des friandises, du pain, des fruits — et les accompagnait de bonnes paroles.

Charmantine naissait à une vie meilleure.

Un soir, Octave Tiballe pénétra dans sa chambre. Il exigeait sa récompense. Dans l'ombre, ils luttèrent longuement. À la fin, elle le mordit au visage sauvagement, cria …

Le doux Octave prit peur et lâcha prise.

Quelques jours plus tard, Madame Tiballe se plaignit de ne pouvoir retrouver un bijou, que cependant, elle savait avoir déposé en tel endroit précis.

Charmantine interrogée répondit qu'elle ignorait où se trouvait l'objet égaré.

Octave Tiballe subitement inspiré proposa de fouiller la chambre de Charmantine.

On retrouva le bijou sous la natte.

Charmantine nia, jura ne l'avoir pas volé. On ne l'écouta pas.

Octave Tiballe fut chargé de lui administrer une raclée, qui fut soignée.

Madame Tiballe déclara : « qu'il n'y a rien à faire avec le nègre. » On la chassa.

Quand je la rencontrai, elle s'en allait au hasard depuis deux jours, mourant d'épuisement et prête à suivre l'exemple des compagnes de son âge, rencontrées aux coins des rues, et qui lui répétaient qu'on mangeait à sa faim pourvu qu'on le voulût bien. Et voilà. Charmantine est entrée dans ma vie ; je ne me plains pas de lui avoir fait une place à mon foyer. Je suis seul au monde. Est-ce générosité, égoïsme ou faiblesse ? Son tranquille bonheur me réconforte. Quelquefois on est las, de cette vie, du vide autour de soi, des petites besognes quotidiennes, et il est doux de se savoir une affection sûre, un refuge.
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Les fantoches », Port-au-Prince : Fardin (collection Indigène), 1977
  • « Les fantoches » in Œuvres complètes, Madrid : ALLCA XX - UNESCO, 2003
  • « Les fantoches », Port-au-Prince : Presses nationales d'Haïti, 2007
Sur le site « île en île » : dossier Jacques Roumain

mise-à-jour : 10 février 2017
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