Gros
temps sur l'archipel / Vitorino Nemésio ; trad. du
portugais par Denyse Chast, revue par Parcídio
Gonçalves ; préface par Vasco Graça Moura. -
Paris : La Différence, 1988. - 540 p. ;
17 cm. - (Minos, 100). ISBN 978-2-7291-2110-5
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| Je me suis rendu compte que la plus grande beauté de chaque île, c'est l'île qui se trouve en face : pour Corvo, l'île de Flores, pour Faial, l'île de Pico, pour Pico, l'île de São Jorge, et pour cette dernière, les îles de Terceira et Graciosa.
Raul Brandão, Les Îles inconnues cité en épigraphe, p. 19 |
Le titre original — Mau tempo no canal —
évoque le chenal qui sépare Faial de Pico, les deux
îles voisines où se déroule la plus grande part du
roman. De fait la mer tient une place déterminante aussi bien
dans les événements que relate Vitorino Nemésio
que dans la langue qu'il emploie. Là, quand des juments au galop traînent
une voiture, c'est « à la vitesse d'une chaloupe que les pêcheurs font
avancer à grands coups de rame » (p. 469) ; mais c'est plus qu'un
procédé de style : dans l'archipel, mer et terre
sont intimement mêlées — fusion
ou opposition, attirance ou rejet.
Le
roman se déroule entre décembre 1917 et août 1919,
quand l'Europe se déchire. En plein cœur de l'Atlantique,
l'archipel paraît loin de la tourmente mais subit ses propres
maux : la peste qui rôde, volcans, tempêtes et
séismes qui menacent, les activités traditionnelles qui
déclinent. Pêcheurs et paysans peinent à survivre
et la bourgeoisie, étouffée dans ses archaïsmes,
s'étourdit de médiocres intrigues. A l'horizon miroitent
des promesses d'échappée — l'exil laborieux,
l'aventure coloniale, les missions, les affaires. Mais briser le
cercle, c'est répondre à l'une des deux voix qui ne
cessent de dialoguer aux marges de l'archipel. L'une menace :
« malheur à celui qui rejette la paille où il
a été couvé », l'autre encourage :
« un oiseau qui chante ne se sent pas à son aise dans
une cage … » (p. 324).Quand viendra
l'heure, c'est à l'une de ces injonctions que devra se plier
Margarida, jeune, belle, vive, « capable à la fois
d'animer une veillée rustique sur l'aire d'une ferme et de
régner en souveraine incontestable sur le pont d'un
contre-torpilleur en fête » (p. 369). Trois
hommes croient pouvoir prétendre à sa main et la bonne
société spécule sans délicatesse sur ce
choix. Mais Margarida se sait « prisonnière des
relations de famille comme une mouche étourdie dans la toile
d'araignée irisée ! » (p. 488). ■ Né sur l'île de Terceira aux Açores, Vitorino Nemésio
(1901-1978) fut à la fois poète, romancier, essayiste,
chroniqueur et critique. Il fut professeur à la faculté
des lettres de Lisbonne, puis à l'Université de
Montpellier et de Bruxelles. Collaborateur actif auprès des
journaux, de la radio et même de la télévision, il
a laissé une œuvre majeure, dont Gros temps sur l'archipel est la pièce maîtresse. — Note de l'éditeur
■ Gros temps sur l'archipel est, avec Amour de perdition, de Camilo Castelo Branco, et Les Maias, de
Eça de Queiroz, l'un des trois chefs-d'œuvre absolus de la
fiction portuguaise. — Vasco Graça Moura, Préface, p. 17
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EXTRAITS |
Jamais,
tant qu'elle vivrait, Margarida ne pourrait oublier cette nuit de bal,
au milieu des vestons des paysans de Capelo et des jupes amples des
voisines de Rosa Bana. Elle se sentait dans cette ambiance comme la
planche qui, après avoir été ballottée au
large, échoue sur la plage, là où les mouettes
peuvent venir se poser et où sa propre masse de sève, de
fibres et de trous remplis de coquillages et d'algues vertes trouve
enfin une position d'équilibre. Des rustauds, certes, ignares et
le visage en sueur, mais vivants au moins !
☐ Chapitre XVIII, « Au temps de la floraison », p. 260 |
L'île de Pico étirait dans l'obscurité son
énorme masse de basalte que le jour teintait habituellement de
mauve et de bleu tendre. De-ci de-là, une petite lumière
brillait à la porte d'une auberge, à la fenêtre de
quelque pêcheur malade ou à celle d'un propriétaire
en train de faire les comptes du vin, des fruits et du bois, sur le
coin de la table patriarcale, débarrassée du tapis. Pico
c'était cette Terre sainte orientée au sud-est,
chargée de vignes, de pâturages et de barques, parmi les
jets blanchâtres et les monceaux de graisse des baleines,
c'était le pays des pauvres gens tard couchés et des
mères encore robustes et belles après leur
huitième enfant, des vieillards aux longues barbes et des
garçons dont les mains tiendraient plus tard avec une
égale satisfaction, soit la barre de gouvernail, soit la crosse
épiscopale dans les diocèses de l'Orient. Pico,
c'était cela, et aussi les pâturages et les vastes
étendues de roche basaltique, couronnés par une aiguille
neigeuse … Et face à la grande courbe décrite
par l'île sacrée à la hauteur de la pointe Cabrita
et qui s'estompait vers São Mateus, l'île de Faial
apparaissait basse et noire, marquée par les phares et les
sémaphores de sa capitale cosmopolite. Sa population
était cependant calme et pauvre et conservait son parler et son
particularisme au milieu des montagnes de charbon, des
dépôts de la Faial Coal and Supply Co Ltd. et de la
Bensaúde and Co's Coaling Station, et des codes chiffrés
en trois langues de la Compagnie du Câble.
☐ Chapitre XXX, Cinquième nocturne (Dans une grotte), p. 397 | Obéissant
à des principes stupides et présomptueux, la
société d'Horta n'admettait (…) pas qu'une jeune
fille du monde travaillât. C'était une honte de recevoir
de l'argent gagné à la sueur de son front ! Mais ne
pas avoir de gîte où mourir, devenir du jour au lendemain
la femme d'un héritier recherché, fils unique d'un
vieillard pourri de richesse, ou d'un de ces oisifs moins heureux qui
doivent partager avec d'autres leur fortune et qui vivent avec l'espoir
d'hériter d'un frère phtisique ou idiot, ou d'une
sœur qui suit docilement les conseils de son confesseur et finit
par se dessécher dans un couvent, cela, d'après la morale
d'Horta, c'était extrêmement chic, cela ce n'était
pas une honte ! … Quelles idées absurdes !
Quelle ridicule comédie !
☐ Chapitre XXXV, Anciennes et nouvelles méthodes de secours aux naufragés, pp. 470-471 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE
- « Mau tempo no canal », Lisboa : Livraria Bertrand, 1944
- « Le
serpent aveugle » (titre de la 1ère éd.
française) trad. du portugais par Denyse Chast, Paris :
Plon (Feux croisés), 1953
- « Gros temps sur le canal », Paris : La Différence, 1988
- « La voyelle promise » poëmes en français, Coimbra : Edições Presença ; Paris : Corrêa, 1935
- « La voyelle promise, et autres poèmes », Bordeaux : L'Escampette, 2000
- « L'animal harmonieux, et autres poèmes », Paris : La Différence (Orphée, 183), 1994
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mise-à-jour : 12 novembre 2014 |
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