Il
faut briser les ghettos, ouvrir les portes, donner à chaque
habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix, apprendre de lui
autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se
construire une étrangeté à
l’intérieur de la nation. Il faut
remédier à
la misère des esprits pour guérir la maladie qui
ronge
les bases de notre société
démocratique. |
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J.M.G. Le Clézio, « Pawana »,
Paris, 2003 |
J.M.G. et Jémia Le Clézio,
« Sirandanes ,
Paris, 1990 |
J.M.G. Le Clézio, « Raga, approche du
continent invisible », Paris, 2006 |
J.M.G. Le Clézio,
« La quarantaine », Paris, 1995 |
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Lettre
à ma fille,
au lendemain du 11 janvier 2015
par JMG Le Clézio
Tu as choisi de participer à
la grande manifestation contre les attentats terroristes. Je
suis heureux pour toi que tu aies pu être présente
dans
les rangs de tous ceux qui marchaient contre le crime et contre la
violence aveugle des fanatiques. J’aurais aimé
être
avec toi, mais j’étais loin, et pour tout dire je
me sens
un peu vieux pour participer à un mouvement où il
y a
tant de monde. Tu es revenue enthousiasmée par la
sincérité et la détermination des
manifestants,
beaucoup de jeunes et des moins jeunes, certains familiers de Charlie Hebdo, d’autres
qui ne le connaissaient que par ouï-dire, tous
indignés par
la lâcheté des attentats. Tu as
été
touchée par la présence très digne, en
tête
de cortège, des familles des victimes. Emue
d’apercevoir
en passant un petit enfant d’origine africaine qui regardait
du
haut d’un balcon dont la rambarde était plus haute
que
lui. Je crois en effet que cela a été un moment
fort dans
l’histoire du peuple français tout entier, que
certains
intellectuels désabusés voudraient croire frileux
et
pessimiste, condamné à la soumission et
à
l’apathie. Je pense que cette journée aura fait
reculer le
spectre de la discorde qui menace notre société
plurielle. Il fallait du courage pour marcher
désarmés
dans les rues de Paris et d’ailleurs, car si parfaite soit
l’organisation des forces de police, le risque d’un
attentat était bien réel. Tes parents ont
tremblé
pour toi, mais c’est toi qui avais raison de braver le
danger. Et
puis il y a toujours quelque chose de miraculeux dans un tel moment,
qui réunit tant de gens divers, venus de tous les coins du
monde, peut-être justement dans le regard de cet enfant que
tu as
vu à son balcon, pas plus haut que la rambarde, et qui
s’en souviendra toute sa vie.
Cela s’est
passé, tu en as été témoin.
Maintenant
il importe de ne pas oublier. Il importe — et cela
revient
aux gens de ta génération, car la nôtre
n’a
pas su, ou n’a pas pu, empêcher les crimes racistes
et les
dérives sectaires — d’agir pour
que le monde
dans lequel tu vas continuer à vivre soit meilleur que le
nôtre. C’est une entreprise très
difficile, presque
insurmontable. C’est une entreprise de partage et
d’échange. J’entends dire
qu’il s’agit
d’une guerre. Sans doute, l’esprit du mal est
présent partout, et il suffit d’un peu de vent
pour
qu’il se propage et consume tout autour de lui. Mais
c’est
une autre guerre dont il sera question, tu le comprends : une
guerre contre l’injustice, contre l’abandon de
certains
jeunes, contre l’oubli tactique dans lequel on tient une
partie
de la population (en France, mais aussi dans le monde), en ne
partageant pas avec elle les bienfaits de la culture et les chances de
la réussite sociale. Trois assassins, nés et
grandis en
France, ont horrifié le monde par la barbarie de leur crime.
Mais ils ne sont pas des barbares. Ils sont tels qu’on peut
en
croiser tous les jours, à chaque instant, au
lycée, dans
le métro, dans la vie quotidienne. A un certain point de
leur
vie, ils ont basculé dans la délinquance, parce
qu’ils ont eu de mauvaises fréquentations, parce
qu’ils ont été mis en échec
à
l’école, parce que la vie autour d’eux
ne leur
offrait rien qu’un monde fermé où ils
n’avaient pas leur place, croyaient-ils. A un certain point,
ils
n’ont plus été maîtres de
leur destin. Le
premier souffle de vengeance qui passe les a embrasés, et
ils
ont pris pour de la religion ce qui n’était que de
l’aliénation. C’est cette descente aux
enfers
qu’il faut arrêter, sinon cette marche collective
ne sera
qu’un moment, ne changera rien. Rien ne se fera sans la
participation de tous. Il faut briser les ghettos, ouvrir les portes,
donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa
voix,
apprendre de lui autant qu’il apprend des autres. Il faut
cesser
de laisser se construire une étrangeté
à
l’intérieur de la nation. Il faut
remédier à
la misère des esprits pour guérir la maladie qui
ronge
les bases de notre société
démocratique.
Je
pense que c’est ce sentiment qui a dû te frapper,
quand tu
marchais au milieu de cette immense foule. Pendant cet instant
miraculeux, les barrières des classes et des origines, les
différences des croyances, les murs séparant les
êtres n’existaient plus. Il n’y avait
qu’un
seul peuple de France, multiple et unique, divers et battant
d’un
même cœur. J’espère que, de ce
jour, tous
ceux, toutes celles qui étaient avec toi continueront de
marcher
dans leur tête, dans leur esprit, et
qu’après eux
leurs enfants et leurs petits-enfants continueront cette marche. ■
JMG Le Clézio est
Prix Nobel de littérature.
Le Monde,
2015
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