Le retour au pays des
peuples
déplacés
est un droit fondamental
Jean-Marie Gustave Le
Clézio
« Peuples
déplacés »,
l’expression peut sembler euphémique pour
décrire
la situation de populations qui, à la suite de guerres, ou
de la
mainmise d’un Etat, ont été contraintes
de quitter
leur terre et de vivre en exil. La seconde guerre mondiale a
donné les exemples de telles pratiques, quand les tyrans du
nazisme ou du communisme ont expulsé des peuples pour
pouvoir
disposer de leurs terres, pour des raisons stratégiques ou
économiques. C’est pourquoi la
Déclaration
universelle des droits de l’homme (1948) a inscrit, comme
inaliénables, les droits des peuples à se
maintenir sur
leur terre.
Cet idéal n’a pas
été respecté, et le nombre de cas dans
lesquels
des populations ont été expulsées par
la violence
de leurs propres territoires s’est multiplié de
façon inquiétante, au Proche-Orient, en Afrique,
en Asie,
en Amérique (latine et anglo-saxonne). C’est le
cas
notamment des peuples autochtones d’Amérique,
contraints
de quitter leurs terres pour trouver refuge ailleurs, dans des
conditions de précarité et
d’insécurité : la situation
des Indiens Embera
du Panama est typique : sous la poussée des
narcotrafiquants, ils ont abandonné leur habitat
traditionnel le
long des fleuves, pour se regrouper dans les villes où ils
se
sont clochardisés, à Panama City ou dans la
banlieue de
Bogota, en Colombie.
Plus
récemment, un groupe important de cette population, pour
échapper aux persécutions et au banditisme,
s’est
déplacé dans une région
éloignée,
à la frontière du Costa Rica, dans un milieu
totalement
différent de celui où elle avait vécu
jusque-là, avec les difficultés
d’adaptation, en
butte à l’hostilité des anciens
habitants.
D’autres peuples, fuyant la misère et la guerre,
sont
contraints de vivre en marge de l’Europe, dans des camps,
sous
des tentes, sans accès aux nécessités
vitales,
telles qu’un drainage convenable et l’eau potable.
Les
camps de réfugiés sont souvent la seule
alternative pour
ces populations exilées, et les situations provisoires se
transforment au fil des ans en une condamnation à
perpétuité, comme dans le cas des camps de
réfugiés palestiniens en Jordanie ou au Liban.
NAVIRES,
BOMBARDIERS, FAST-FOODS …
L’un
des cas les plus frappants est celui que connaît la
population de
l’atoll des Chagos (possession britannique) de
l’océan Indien, expulsée de son
territoire afin de
permettre l’installation d’une base militaire
d’intervention de l’armée
américaine.
Cette
expulsion a pour origine la décision des Britanniques,
en 1965, de détacher une partie du territoire
colonial de
Maurice pour former un ensemble qui porterait le nom de BIOT (British
Indian Ocean Territory) dont l’important atoll des Chagos,
situé à mille milles au nord-est de Maurice. Le
territoire des Chagos fut ensuite offert aux Etats-Unis pour
l’installation d’une base navale et
aérienne. Cette
décision était motivée par un
intérêt
stratégique (l’époque était
encore à
la guerre froide), mais fut aussi une opération commerciale.
En
échange, le gouvernement britannique (outre le prix de la
location) recevait un important lot de fusées antimissiles
Polaris, et le soutien politique des Etats-Unis.
La
seule difficulté était la présence
d’une
population indigène, installée aux Chagos depuis
plusieurs siècles, dont la principale source de revenus
était la pêche et la production de coprah. Le
gouvernement
américain exigeait, en contrepartie, que les îles
de
l’atoll fussent libres de toute population. En
déni des
droits les plus élémentaires (ceux
affirmés
en 1948 par la Déclaration universelle des droits
de
l’homme), la population fut déportée
vers Maurice,
entre 1966 et 1972, jusqu’à ce qu’il ne
reste plus
un seul habitant sur les îles. Cette déportation
se fit
d’abord progressivement, suivant un plan tenu secret, en
refusant
à ceux qui avaient quitté leur
île pour des
raisons de santé d’y revenir, puis plus
brutalement. Le
dernier épisode eut lieu en 1972, avec
l’arrivée d’une milice
engagée par le
gouvernement britannique, les habitants des îles
poussés
à bord d’un navire civil, le Nordvaer,
sous la menace, et leurs animaux familiers (bétail et
chiens)
gazés dans un four construit sur le rivage. La
même
année, l’armée américaine
put
s’installer à Diego Garcia et y édifier
la base
militaire qui s’y trouve encore — un port
pour
accueillir les navires de guerre, une piste pour les bombardiers, et
même quelques fast-foods pour distraire la
mélancolie des
soldats. Plus grave encore, ce territoire accueille
régulièrement des navires portant des charges
nucléaires, dans une zone que Maurice et la plupart des pays
riverains de l’océan Indien ont
proclamée « dénucléarisée ».
Quarante
ans plus tard, la situation des déportés
chagossiens ne
s’est pas améliorée. Malgré
leurs plaintes
devant les tribunaux britanniques, malgré le recours
à la
Cour européenne des droits de l’homme, leur droit
au
retour dans leurs îles natales n’est pas reconnu.
Les
différentes administrations qui se sont
succédé
aux Etats-Unis se sont montrées indifférentes au
sort de
la population chagossienne, qui survit dans des conditions
misérables à Maurice. A plusieurs reprises, le
Sénat américain a interpellé son
gouvernement pour
faire état du mensonge qui a permis la création
de la
base de Diego Garcia — le fait que le gouvernement
britannique ait garanti aux Etats-Unis que l’atoll
était
vide d’habitants, seulement peuplé de
pêcheurs
saisonniers.
« CRIME
PRÉMÉDITÉ »
Aujourd’hui,
les représentants des Chagos ont
décidé de porter
leur cas devant les Nations unies (ONU). Le 25 juin, une
délégation de Chagossiens, accompagnée
de
représentants du gouvernement de Maurice, a
plaidé la
cause de son peuple, avec le soutien de l’ensemble de
l’Union africaine. Ils attendaient beaucoup du vote de
l’ONU, qui leur a donné raison. Cependant, les
voix
décisives ont manqué, celles des Etats-Unis et du
Royaume-Uni, ce qui se comprend, mais aussi la voix de la France,
patrie des droits de l’homme, dont les Chagossiens et les
Mauriciens attendaient beaucoup. Un représentant des
Etats-Unis
aurait même commenté, non sans mépris,
que, quelle
que soit l’issue du vote de l’ONU, la base de Diego
Garcia
resterait aux Chagos pendant « au moins les vingt
prochaines
années ».
La
question de la souveraineté des Chagos, même si
elle est
importante (le retour de l’atoll dans la nation mauricienne
réglerait certainement la question du retour dans leurs
îles), reste secondaire pour les Chagossiens, qui demandent
seulement la reconnaissance des torts causés à
leur
peuple, et leur droit de vivre librement dans leur terre
d’origine.
C’est
cette demande que vit depuis quarante ans un peuple
déraciné, en exil loin de sa patrie. Lors de la
réunion à laquelle j’ai
participé en juin
à la mairie de Rose Hill, à Maurice, les
délégués du peuple chagossien
étaient
présents, et chacun, chacune, à tour de
rôle, a
évoqué les souvenirs du temps d’avant
la
catastrophe, lorsqu’ils étaient encore enfants, et
qu’ils ont dû monter à bord du navire
qui les
emmenait au loin, vers l’exil. Dans l’assistance,
il y
avait beaucoup de femmes et d’hommes
âgés, leurs
voix se brisaient en parlant, puis revenaient la bonne humeur et
l’humour qui, sans doute, permettent aux exilés de
surmonter leur douleur et de survivre. Beaucoup de Chagossiens
d’origine ont disparu avant de voir se réaliser
leur
rêve de retour au pays natal, telle la chanteuse de
séga
Charlésia Alexis, qui continuait d’entretenir la
tradition
par sa musique, ouFernand Mandarin, militant de la cause,
décédé récemment.
Fernand
Mandarin fut l’une des voix fortes des exilés. Il
fit
partie des premiers déportés, en 1966
— un voyage sans possibilité de
retour ; il
parle d’un « crime
prémédité » de la
part des
autorités britanniques. Arrivé encore enfant
à
Maurice, il n’eut pas l’autorisation de rentrer
dans sa
famille, et connut en exil une vie difficile, comme ouvrier agricole ou
comme docker. Il n’a jamais renoncé au
désir de
retrouver un jour sa patrie, où tous ses ancêtres
maternels ont leur tombeau. Dans Retour
aux Chagos !,
un petit ouvrage écrit en collaboration avec Emmanuel
Richon,
publié en 2014 à Maurice, il raconte
dans le
détail ce qu’était la vie dans
l’archipel
avant la catastrophe de la déportation. Une vie heureuse,
dans
un environnement protégé, malgré
l’éloignement et parfois le système
injuste des
exploitations de coprah.
« MA
VALISE A TOUJOURS ÉTÉ PRÊTE »
A
ceux qui doutent de la possibilité pour cette population et
ses
descendants de se réinstaller sur les îles,
Mandarin
oppose sa certitude. « Nous
seuls, peuple chagossien, écrit-il, savons
combien notre archipel recèle de richesses et de potentiel
économique … Nous avons vécu
plusieurs
siècles en symbiose avec la nature de nos îles,
nous en
avons pris soin et avons su la préserver. En retour, nos
îles nous ont nourris, protégés, et
nous
n’avons jamais manqué de
rien … De
mémoire d’homme, jamais il n’y eut
là-bas la
moindre famine. »
La
Grande-Bretagne, la première fautive dans le drame
causé
par l’excision des Chagos de l’ensemble mauricien,
pratique
la politique de l’usure, dans l’attente de la
disparition
inéluctable des Chagossiens nés dans
l’archipel
— sur plus d’un millier, il n’en
reste
aujourd’hui que quatre cents —, mais
c’est
compter sans la détermination du peuple tout entier.
« Dans leur idée, dit
Mandarin,
le temps s’écoulant, la mort des survivants de la
déportation réglerait sans doute le
problème
à jamais … Mais cela sera sans compter
avec les
droits et les volontés des descendants qui reprendront sans
cesse la flamme d’un combat légitime qui les
placera
toujours dans leur droit (…). Un peuple ne
s’élimine pas sur une
génération, un peuple
dure dans le temps car il s’est façonné
dans le
temps. »
Fernand
Mandarin termine son plaidoyer par ces mots
émouvants :
« Pour ma part, ma valise a toujours
été
prête, depuis 1966, je ne suis que sur le
départ. »
La
mort l’a empêché de réaliser
son espoir de
retour, mais la lutte continue, avec Olivier Bancoult, porte-parole de
son peuple devant l’ONU, avec le soutien de Maurice et de
l’Union des Etats africains, avec Me
La Sémillante, un avocat qui instruit la plainte des
Chagossiens devant la justice britannique, avec Mme
Suzelle Baptiste, qui représente aujourd’hui le
Groupe
réfugiés Chagos, avec tous les peuples
frères
déracinés, tous déterminés,
tous en attente
de justice.
La
démarche entreprise par Maurice auprès de
l’ONU
ouvre un fragile espoir pour cette population malmenée par
la
nation militariste la plus puissante du monde — la
nouvelle
administration Trump sera-t-elle plus sensible que la
précédente au malheur d’un peuple
pacifique qui ne
demande qu’à pouvoir retourner vivre dans sa terre
natale ? Si cela était, l’espoir du
retour
renaîtrait pour tous ceux qui ont été
mis à
la porte de leur propre pays, et aussi pour tous ceux qui continuent de
croire, malgré l’amertume des temps, à
la cause de
la paix dans le monde.
Jean-Marie Gustave Le
Clézio
écrivain français et
mauricien
Prix Nobel de littérature (2008)
Le Monde,
2017