Un
déni d'humanité insupportable
extraits
J.M.G.
Le Clézio — Prix Nobel de littérature
|
J.M.G.
Le Clézio — photographie Frantz Bouton |
La formule
célèbre de M. Rocard, sur « la
France [qui] ne peut
accueillir toute la misère du monde »
— formule reprise récemment par M. Macron
pour
justifier une politique de grande fermeté à
l'égard des migrants
économiques — est d'abord
un total non-sens, si l'on pense à la proportions de
réfugiés que comptent de petits pays comme le
Liban ou la
Jordanie. C'est surtout un déni d'humanité
insupportable.
Comment peut-on faire le tri ?
Comment distinguer ceux qui méritent l'accueil, pour des
raisons
politiques, et ceux qui n'en sont pas dignes ?
Comment
faire la différence entre les demandeurs d'asile au titre du
danger qu'ils encourent dans leur pays, et ceux qui fuient leur pays
pour des raisons économiques ?
Est-il
moins grave de mourir de faim, de détresse, d'abandon, que
de mourir sous les coups d'un tyran ?
[…]
Comment
comparer les destins, dire que ceux-ci sont respectables et que
ceux-là ne valent rien ?
Comment
laisser entendre que ces gens qui se jettent sur les routes, traversent
les déserts, s'embarquent sur des radeaux au risque de leur
vie,
ou franchissent les montagnes en hiver, vêtus seulement de
leurs
habits de pays chauds, comment laisser croire que ces gens ont un
choix ?
Comment
ne pas comprendre que la route qu'ils ont prise est un
déchirement, qu'ils laissent derrière eux tout ce
qui est
cher à tout humain, le pays natal, les ancêtres,
parfois
les enfants trop jeunes pour partir ?
[…]
La
pauvreté et la faim sont des états de guerre.
Ceux qui
les fuient ne sont pas des réfugiés, ni des
demandeurs
d'asile. Ils sont des fugitifs.
La
politique est un monstre froid : elle agit en suivant des lois
et
des instructions qui ne tiennent pas compte du sentiment humain. S'il
est avéré que pour faire déguerpir les
migrants
qui dorment sous une bâche par six degrés
au-dessous de
zéro les milices crèvent leurs tentes ;
s'il est
avéré que l'on rafle les pauvres dans les rues,
en
séparant les familles, et qu'on les enferme avant de les
expédier par avion dans leur pays supposé, s'il
est
avéré qu'on pourchasse les misérables
comme s'ils
étaient des chiens errants. Eh bien, cela est
dégueulasse, il n'y a pas d'autre mot.
[…]
Prenons
garde à ne pas dresser autour de nous des
frontières
mentales encore plus injustes que les frontières politiques.
A
ne pas nous habituer justement à « toute la
misère du monde » comme
si nous vivions sur une sorte d'île parfaite, inaccessible,
et
que nous puissions regarder de loin, d'un regard cruel d'entomologiste,
les habitants des rivages désolés se
débattre et
s'étouffer dans leur malheur. Prenons garde à ne
pas
devenir sourds et aveugles à cette misère, et
nous
réfugier dans l'illusoire sécurité de
nos
armées, de nos juges et de nos législations. S'il
n'est
pas question de partage, et d'humanisme, qu'il soit question de
stratégie. Les empires fondés sur l'injustice,
sur
l'esclavage et le mépris n'ont jamais survécu.
Ils se
sont écroulés de l'intérieur, parce
qu'ils
étaient corrompus.
Il
est encore temps d'agir. Cela n'est pas si
compliqué : il
suffit de renverser le raisonnement, de cesser d'agir sous l'impression
de la menace. Le partage n'est pas seulement l'accueil : c'est
aussi la préparation de l'avenir, c'est-à-dire le
soutien
et le changement. Que l'invraisemblable budget qui sert à
alimenter la machine de guerre à travers le monde accorde
une
part, une miette seulement, pour aider les citoyens des pays en
détresse, pour l'eau potable, l'éducation, la
médecine, la création d'entreprise,
l'équilibre
— la justice.
J.M.G. Le Clézio
Prix Nobel de Littérature
L'Obs, 2018