A l'aveugle / Claudio
Magris ; trad. de l'italien par Jean et Marie-Noëlle
Pastureau. - Paris : Gallimard, 2006. -
437 p. ; 22 cm. - (L'Arpenteur).
ISBN 2-07-077609-3
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Moi, par exemple (...) qui m'a fait
revenir dans cette île australe inconnue qu'est le monde,
dans ce camp de concentration ?
☐ p. 394
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Un
homme délire dans la cellule d'un hôpital, brasse
les
désillusions de vies mouvementées — la
sienne,
celle d'un aventurier danois du siècle
précédent,
celle encore de Jason … avec en partage le
rêve d'une
toison d'or, l'espoir d'un monde meilleur, le défi aux
pouvoirs
usurpés, mais aussi le reniement, et l'implacable sanction
d'une
errance ponctuée d'escales insulaires qui sont autant
d'avant-postes de l'enfer : goulag titiste de Goli Otok 1,
colonie pénitentiaire de Tasmanie.
Salvatore
Cipico trahi par ses camarades, ou Jorgen Jorgensen submergé
par
ses propres rêves ? L'un qui renie son amour, ou
l'autre qui
trahit son idéal en collaborant à la traque des
derniers
Aborigènes ? Qu'importe. Le long et torrentueux
monologue roule
une même douleur, celle des chemins sans issue, des espoirs
trompés, des horizons d'enfance déçus
ou
dévoyés.
Peine à la
démesure du
rêve : Cipico et Maria se savaient immortels sur la
plage
insulaire de Miholascica, et leurs « camarades
aussi, qui
sacrifiaient leur vie pour construire un monde différent,
libres
taureaux sauvages qui s'étaient librement attelés
à la charrue pour labourer la terre et la rendre digne de
l'homme, étaient des dieux, prêts à
créer un
monde » (p. 322).
1. |
Le
camp de Goli Otok (« L'île
chauve »),
déjà évoqué par Claudio
Magris dans
« Microcosmes »,
a accueilli les opposants au régime entre 1949 et
1989 ; cf., entre autres : |
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• Venko Markovski, Goli
Otok, island of death,
Boulder (Colorado) : Social science monographs, 1984
• Dragoslav Mihailovic, Goli
Otok,
Belgrade : Politika, 1990
• Ligio Zanini, Martin
Muma,
Rijeka : Edit, 1999 |
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EXTRAIT |
Comme je l'ai dit, je connaissais
déjà auparavant Goli Otok et Sveti Grgur, les
deux îles de la mort. J'étais quelque fois
passé dans leurs parages, tout jeune encore,
après notre retour en Italie, avec la passera
de mon père, qui ne se lassait jamais de revoir ces lieux de
son enfance, ces mers qu'il avait arborées dans son magasin
de Hobart en y accrochant le tableau de Brun. Nous rentrions avec la
barque pleine de dentis, de rascasses et de daurades, qui sont les plus
rusées jusqu'à la saison des amours, alors
là elles mordent au premier hameçon qui se
présente, comme si elles n'avaient plus envie que de
s'embrocher et d'en finir. Je commençais à voir
les deux îles, d'abord Sveti Grgur et ensuite Goli Otok,
quand nous sortions de la baie de Lopar, à Arbe, avec le
mistral. Je regardais Arbe s'éloigner — je ne
savais pas, je ne pouvais pas savoir alors qu'en s'éloignant
dans l'air azuré elle s'enfonçait dans le futur,
un futur horrible dans lequel elle allait devenir elle aussi un enfer
comme les deux autres îles, le camp de concentration
où les Italiens allaient massacrer des Slovènes,
des Croates, des Juifs, des antifascistes, des partisans et
même des enfants — À Hobart l'oncle
Jure, qui avait émigré un peu avant mon
père, me faisait jouer à ange-démon,
une feuille de papier avec un ciel bleu sur une face et un enfer rouge
et noir sur l'autre, tu crois avoir en main ce bel azur et tu te
retrouves soudain au contraire avec des flammes
sombres … Mais quand nous partions de Lopar, je ne
pensais pas que la feuille pouvait se retourner. La voile blanche se
gonflait dans le vent qui me passait sur le visage, je regardais le
sillage à la poupe, dans le bleu sans fin, et je m'endormais.
☐ pp. 91-92
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Alla
cieca », Milano : Garzanti, 2005
- «
A l'aveugle », Paris : Gallimard (Folio, 4813), 2008
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mise-à-jour : 30
novembre 2018 |
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