Carnet vénitien /
Liliana Magrini ; avant-propos de Marie-Christine
Jamet ; épilogue de Suzel Berneron. -
Paris : Serge Safran, 2021. - 186 p. ;
18 cm.
ISBN 979-10-90175-86-0
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| et au-delà de la lagune, la mer possible.
☐ p. 26 |
Liliana
Magrini (1917-1985) est née à Venise. À partir de
1950 elle séjourne longuement à Paris où elle fait
office de passeur entre la France et l'Italie : traductrice, entre autres, de Camus et Malraux dans un sens, de Manzoni — Les fiancés — dans l'autre. En 1953 elle publie chez Gallimard La vestale, évocation de la Résistance à Venise.
Le Carnet vénitien,
écrit directement en français, est publié en 1956
sous l'égide d'Albert Camus. C'est une longue promenade,
suspendue et toujours reprise, au fil des saisons. À l'automne
pour commencer, quand les touristes sont décidément partis, et que la ville et ses habitants prennent plaisir à se retrouver entre eux. Ensuite, de l'hiver 1
à l'été, la ville se dissimule, se masque ou
s'offre, s'éteint dans la brume, se réveille sous un ciel frais lavé par l'orage.
Comme lumières et couleurs, bruits et odeurs sont au premier
plan : “ cette nuit, grande fête
d'orage … dès que le tonnerre a cessé, les
chants ont repris ” ; “ l'air tout autour de
San Michele sentait le cyprès comme si on avait balancé
des centaines d'encensoirs ”.
La promenade
s'achève brusquement : “ Venise n'existe
pas ”. C'est l'amorce d'un dernier temps laissé
à la méditation : “ Ce n'est pas qu'il
s'agisse, comme le prétendent de tendres fadaises, d'une ville
de rêve ou de brumes solidifiées. Non, ce n'est pas un
rêve : loin de là. C'est un très lucide
mensonge. (…) C'est, dans un sens, le
théâtre ” 4.
Au
temps de Liliana Magrini, Venise comptait près de 150 000
habitants ; ils sont à peine 50 000 aujourd'hui.
Parallèlement, l'afflux de visiteurs a explosé.
Menacée depuis toujours de submersion aquatique, Venise doit en
permanence se réinventer pour affronter l'attente des foules.
Liliana Magrini envisageait avec fatalisme un “ rôle
de station de tourisme ” 2. Préfaçant une réédition du Carnet vénitien 3,
Roger Grenier franchit un pas en évoquant un
“ Disneyland culturel ”. Le risque est grand de
voir un simulacre se substituer progressivement à l'original
— si vivement évoqué par Liliana Magrini.
1. |
“ Pour un Vénitien, il paraît ne jamais finir. ” — Suzel Berneron, Postface, p. 149 |
2. | “ Carnet vénitien ” — p. 138 |
3. |
“ Carnet vénitien ”, Paris : Gallimard - Le Promeneur, 2002. Préface, p. 9 |
4. | “ Carnet vénitien ” — p. 129 |
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EXTRAIT |
Tandis que je m'éloigne, je regarde derrière moi, du vaporetto, ce
qui reste de Torcello, cette ville autrefois de quelques dizaines de
milliers d'habitants, dépeuplée par des
épidémies, et comme résorbée par la lagune.
Rien qui laisse penser à des ruines. Dans cette clarté
rose qui m'apparaît dans une intacte fraîcheur, comme
à peine éclose de cette vase, d'où les hommes,
fouillant avec leurs fureghini, tirent ce qui soutient leur vie, c'est encore aujourd'hui un lieu de naissance, d'aube du monde.
À fleur d'eau, la terre desséchée a une splendeur argentée.
En
passant près de Burano, un frais éclat de rire me
parvient, et, un instant, jaillissent sous le soleil plus bas, les
franches couleurs de ses multiples écrans. Des voix chantantes,
dans une barque, échangent des mots dans un dialecte
gardé intact d'une plus jeune Venise. Ce sont sûrement des
hommes de Burano, que je vois plus loin, au-delà de la
rangée de bricole,
immergés jusqu'aux genoux dans une eau jaune. Je distingue
nettement la surface de la vase où s'enfoncent leurs pieds,
sillonnée par de lents remous, lézardée d'algues,
trouée de mollusques cachés. Chaque barena
est bordée d'un haut socle de fange onctueuse. Pas une vibration
sur cette épaisse couche d'eau. Est-ce cela, son agonie ?
Mais bientôt, le soleil baissant, mon vaporetto
n'est plus entouré que d'un clair reflet de ciel. Comme suspendu
sur ce pur émail, un long profil ténu de toits
brisés, de minces clochers, de coupoles estompées
reparaît au loin. Je cherche en vain à y situer l'endroit
où, en ville, je dois me rendre. Le chemin lui-même me
semble improbable. Si connu pourtant, il se multiplie dans la
mémoire qui le cherche, de même que les maisons qui le
longent, les rues qui le croisent : tantôt aériens
jets de pierre, tantôt blancs éclats épars,
tantôt lisses surfaces ténues ou mol amas qui
s'effilochent dans le gris, ou facettes brisant la lumière en
innombrables reflets. Comment poursuivre là-dedans une image
certaine de Venise ?
☐ pp. 127-128 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Carnet vénitien », Paris : Gallimard, 1956
- «
Carnet vénitien » préface de Roger Grenier,
Paris : Gallimard - Le Promeneur (Le Cabinet des lettrés),
2002
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- « La vestale » roman, Paris : Gallimard, 1953
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mise-à-jour : 3 mars 2022 |
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