José Saramago

Le radeau de pierre

Points - Signatures, P2278

Paris, 2009
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utopies insulaires
parutions 2009
Le radeau de pierre / José Saramago ; trad. du portugais par Claude Fages. - Paris : Points (Signatures, P2278), 2009. - 345 p. ; 18 cm.
ISBN 978-2-7578-1519-9
Il y eut une pause, on sentit passer dans l'air comme un grand souffle, la première et profonde respiration de celui qui se réveille, et la masse de pierre et de terre, couverte de villes, de villages, de rivières, de bois, d'usines, de forêts vierges, de champs cultivés, avec ses habitants et ses animaux, commença de bouger, barque qui s'éloigne du port et met le cap vers l'océan, une fois encore inconnu.

p. 47

   José Saramago imagine qu'un jour la péninsule ibérique se détache de l'Europe et entame une longue dérive au cœur de l'Atlantique. L'événement a des conséquences qui éclairent cruellement la société occidentale. Le fossé qui se creuse entre le nord et le sud des Pyrénées avive de vieilles tensions : « les gens d'Europe, lorsqu'ils parlaient de l'ancienne péninsule Ibérique, haussaient les épaules, et se disaient les uns aux autres, Que voulez-vous, ils sont comme ça, on ne peut échapper à la nature » (p. 108) ; sur l'autre bord de l'Atlantique la naissance d'une Nouvelle Atlantide alerte l'instinct hégémonique ; la relation entre Espagne et Portugal est également et rudement mise à l'épreuve : « Un Nouveau Traité de Tordesillas est Nécessaire » (p. 311) titre un journal portugais ; et c'est sans parler des querelles de clocher, rivalités entre régions, antagonismes entre riches et pauvres.

   En contrepoint à cette sombre utopie, Saramago relate le périple d'un groupe d'amis que l'aventure a fortuitement réunis, gens de bonne volonté : « Au milieu de ce désordre et de cette confusion, il existe pourtant une oasis de paix, ces sept êtres qui vivent dans l'harmonie la plus parfaite, deux femmes, trois hommes, un chien et un cheval » (p. 249). Ils ont pris la route dans l'espoir de trouver une explication au phénomène qui a bouleversé leurs vies et ont appris à vivre ensemble, non sans heurts heureusement surmontés. Un rêve ? Prélude à de nouveaux départs ?

   Fidèle au mode d'écriture fluide qu'il s'est forgé, Saramago laisse s'exprimer ses protagonistes, à moins qu'il ne donne à entendre le narrateur, ou … la voix inconnue. Chaque carrefour est occasion de nouveaux questionnements ; on se prend alors à imaginer l'imminente apparition de Don Quichotte ou de Sancho Pança, d'Amadis ou d'Oriane, de héros de Shakespeare ou d'Homère, des ombres de Pessoa — figures nées de l'Occident qu'aime Saramago. À l'île qui navigue vers le sud comme aux amis réunis par le hasard, un long cheminement reste ouvert.

JOSÉ SARAMAGO : L'Année de la mort de Ricardo Reis se terminait par des propos mélancoliques : « Ici, où la mer a fini et où la terre attend ». Il n'y aurait donc plus d'autres découvertes pour le Portugal, tout juste, en guise de destin, une attente infinie d'avenirs pas même imaginables : juste le sort habituel, la mélancolique nostalgie de toujours, guère plus … C'est alors que l'apprenti imagina qu'il y avait peut-être encore une façon de mettre les bateaux sur l'eau, par exemple de faire bouger la terre elle-même et de la faire naviguer sur l'océan. Fruit immédiat du ressentiment collectif des Portuguais contre les dédains historiques de l'Europe (il serait plus juste de dire fruit d'un ressentiment qui m'est personnel …), le roman que j'ai alors écrit, Le Radeau de pierre, a séparé du continent européen toute la péninsule ibérique pour la transformer en une grande île flottante avançant sans rames ni voiles ni hélices en direction du sud du monde, « masse de pierre et de terre, couverte de villes, de villages, de fleuves, de bois, d'usines, de terres en friche, de champs cultivés, avec leurs gens et leurs animaux », vers une utopie nouvelle : la rencontre culturelle des peuples péninsulaires avec les peuples de l'autre côté de l'Atlantique, défiant ainsi, telle fut mon audacieuse stratégie, la domination suffocante que les États-Unis de l'Amérique du Nord exercent dans ces parages … Une vision doublement utopique entendrait cette fiction politique comme étant une métaphore beaucoup plus généreuse et humaine, et suivant laquelle l'Europe, tout entière, devra se déplacer vers le sud et expier ses abus colonialistes anciens et modernes, contribuant ainsi à l'équilibre du monde. C'est-à-dire l'Europe comme éthique, finalement. Les personnages du Radeau de pierre, deux femmes, trois hommes et un chien parcourent inlassablement la péninsule tandis que cette dernière sillonne l'océan. Le monde se transforme et ils savent qu'ils devront chercher en eux-mêmes les nouvelles personnes qu'ils doivent devenir (sans oublier le chien, qui n'est pas un chien comme les autres …). Cela leur suffit.

« Comment le personnage fut le maître et l'auteur son apprenti » discours de réception, Prix Nobel de littérature (Stockholm, 1998), Paris : Mille et une nuits, 1999 (pp. 26-27).

EXTRAIT    José Anaiço freina, le chien s'arrêta pour regarder, et Joana Carda résuma la situation, Il veut qu'on le suive. Ils mirent du temps à comprendre une chose qui paraissait évidente depuis l'instant où l'animal avait traversé la clairière, disons que le moment les avait prévenus, mais les gens ne sont pas toujours attentifs aux signes. Et même quand il n'y eut bientôt plus aucune raison de douter, ils s'obstinèrent encore à ne pas entendre la leçon, comme le fait Joaquim Sassa qui demande, Et pourquoi devrions-nous le suivre, c'est complètement idiot, quatre grandes personnes derrière un chien errant qui ne porte aucun message du genre, Sauvez-moi, dans son collier, et qui n'a même pas de plaque d'identité, Mon nom est Pilote, si quelqu'un me trouve, il doit me conduire auprès de mon maître, monsieur Untel, ou madame, à tel endroit, Ne te fatigue pas, dit José Anaiço, cette histoire est aussi absurde que les autres qui nous sont arrivées et qui ne semblaient guère avoir de sens elles non plus, Je doute encore de son véritable sens, Ne te soucie donc pas du sens véritable des choses, dit Pedro Orce, un voyage n'a d'autre sens que sa fin et nous sommes encore à mi-chemin ou au début de celui-ci, qui peut savoir, dis-moi quelle a été ta fin et je te dirai quel sens tu aurais pu avoir, Très bien, et en attendant ce jour, que fait-on. Il y eut un silence. La lumière décroît, le jour s'éloigne, abandonnant des ombres parmi les arbres, le chant des oiseaux s'est modifié. Le chien va s'allonger trois pas devant la voiture, il pose son museau sur ses pattes avant étendues, attend sans impatience. À cet instant Joana Carda dit, Je suis prête à aller là où il veut nous conduire, nous saurons, une fois arrivés à destination, si c'est pour ça qu'il est venu. José Anaiço respira profondément, ce n'était pas un soupir, encore que les soupris de soulagement existent, Moi aussi, dit-il, et ce fut tout, Et moi, ajouta Pedro Orce, Étant donné que tout le monde est d'accord, je ne ferai pas le méchant qui vous oblige à aller à pied derrière Pilote, nous irons tous ensemble, il faut bien que les vacances servent à quelque chose, conclut Joaquim Sassa.

pp. 160-161
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « A Jangada de pedra », Lisbonne : Ed. Caminho, 1986
  • « Le radeau de pierre », Paris : Seuil, 1990

mise-à-jour : 19 avril 2012
Né à Azinha (Portugal) en 1922, José Saramago — Prix Nobel de littérature 1998 — est mort à Lanzarote (Canaries) le 18 juin 2010.

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