L'engouement du public à l'ouverture du
musée parisien du Quai Branly consacré aux arts
dits « premiers » a
contribué à éclipser, aux yeux de
beaucoup, les luttes longues et virulentes qui, depuis le lancement du
projet, se sont développées autour d'enjeux
muséographiques. Pour les uns, chacune des œuvres
auxquelles le nouvel édifice était
destiné devait bénéficier d'une
approche, d'une analyse et d'une présentation sous-tendues
par la prise en compte de son appartenance à une
société et à une civilisation
déterminée, qu'il convenait de
caractériser avec un maximum de soin ; pour les
autres au contraire, il convenait de privilégier
explicitement leur signification et leur portée
esthétique. On sait que, par la volonté du
président de la République Jacques Chirac, c'est
le second terme de l'option qui a prévalu,
entraînant le regroupement des collections du
Musée de l'Homme 1 et du Musée national des Arts
africains et océaniens 2 au sein du nouvel établissement et la
mise en place d'une nouvelle équipe chargée
d'assurer la conservation, la valorisation (recherche,
édition, muséographie) et l'enrichissement d'un
ensemble remarquable (même si notoirement incomplet).
Directeur du Laboratoire
d'ethnologie du Musée de l'Homme entre 1973 et 1988 et, dans
le même temps, responsable de la section des Arts
Océaniens au Musée national des Arts Africains et
Océaniens, Jacques Guiart s'insurge contre le
détournement des collections de ces deux institutions et
contre le désaisissement de leurs responsables au profit de
nouvelles équipes dont il conteste la qualification au
regard des missions à assumer. Ce pourrait n'être
qu'un épisode d'une lutte entre clans, sans autre
portée que celle résultant de l'affrontement de
susceptibilités individuelles, avec ses incidences sur les
parcours professionnels et autres retombées honorifiques.
Loin d'alimenter un
débat académique ou, pire, de prendre parti dans
un conflit de pouvoir au sein de l'institution, le livre de Jean Guiart
développe une réflexion rafraîchissante
sur le sens des créations originales et à nos
yeux surprenantes voire dérangeantes, trop
aisément regroupées sous des
étiquettes qui évoluent avec le temps, les
sensibilités et les modes — arts primitifs
hier, arts premiers aujourd'hui — alors
que « chaque œuvre est le fruit
d'une longue évolution et constitue un
aboutissement » (p. 9).
Ce rappel de bon sens, énoncé dès
l'ouverture, sert de fondement à une réflexion
étayée d'exemples recueillis au fil d'une vie
professionnelle au contact direct du monde océanien. Aux
tenants du primat d'une vision marquée par une
esthétique fruit de la pratique et de la pensée
occidentales, Jean Guiart ne cesse d'opposer le biais
méthodologique qu'ils introduisent
inévitablement, les réductions, la confusion et
les erreurs qui en découlent : « Que
de sottises n'est-on pas en train de dire sur l'art canaque de
Nouvelle-Calédonie, ou sur l'un quelconque des arts de
Nouvelle-Guinée, rien que par le
procédé qui consiste à en traiter hors
de la globalité de la culture en question et à
utiliser pour le dire des mots européens totalement
inadaptés au contexte culturel canaque ou
papou » (p. 22).
Au-delà de cette controverse
méthodologique essentielle, Jean Guiart s'alarme du vide
créé par la brutalité de la mutation
voulue par le pouvoir politique — dont la
conséquence directe est d'élargir
considérablement la sphère d'influence du
commerce spécialisé dont les promoteurs,
à l'image de Jacques Kerchache (aujourd'hui disparu),
trouvent dans ces nouvelles orientations un terrain favorable pour
faire prévaloir une stratégie
privilégiant les œuvres jugées,
à tort ou à raison, les mieux
vendables … et jusqu'à celles qui ont
été délibérément
conçues et produites pour le marché, oubliant ou
feignant d'ignorer qu'on « ne saurait
qualifier d'art le fruit d'une imagination créatrice
recherchant en priorité ce qui pourrait plaire aux touristes
européens » (p. 33) 3.
Brassant souvent à contre-courant ces
interrogations primordiales, Jean Guiart soumet des propositions
pratiques fondées sur l'expérience. Il
suggère en particulier de réviser les habitudes
qui président à la publication des catalogues
publiés à l'occasion de chaque
« grande exposition » 4, recommandant de donner aussi souvent que
possible la parole aux représentants des cultures
présentées, « de
façon à se fonder, non sur des
réponses à des questions occidentales, mais sur
la description spontanée, par la culture
elle-même, des comportements formalisés
valorisés par sa propre tradition » (p. 100).
Ailleurs, s'interrogeant sur la pertinence technique des choix
architecturaux mis en œuvre quai Branly, il recommande de
faire preuve d'une plus grande exigence dans le choix d'un site, des
matériaux, du mobilier, de la climatisation ou des
éclairages.
On trouve enfin dans ce texte
incisif, une galerie de portraits où l'humeur a sa
part : chercheurs et marchands, politiques et fonctionnaires,
compagnons de parcours … souvent
épinglés avec férocité,
parfois évoqués avec chaleur (Maurice Leenhardt)
ou salués avec admiration (Douglas Newton, « un
des très rares auteurs de formation esthétique
à avoir acquis la capacité d'obtenir sur le
terrain des informations de bonne
qualité », le marchand Charles
Ratton, « ce grand honnête
homme », …)
Une cinquantaine
d'illustrations (couleurs ou noir et blanc), souvent en pleine page
accompagnent la lecture : reproductions de pièces
exclusivement océaniennes qui ont jalonné le
parcours professionnel de l'auteur. 1. | Un
premier « Musée d'Ethnographie » a vu le jour au
Palais du Trocadéro en 1882 ; le « Musée de l'Homme
» a pris la relève, dans les mêmes locaux, en 1938. | 2. | Le
« Musée des colonies et de la France
extérieure », installé
au Palais de la Porte Dorée, date de 1931 ; en
1960, André Malraux rénove l'institution qui
devient le « Musée national des Arts
africains et océaniens ». | 3. | En
Océanie comme en Afrique, les créateurs locaux ont
très vite mesuré le bénéfice à tirer
de l'avidité et de la crédulité des visiteurs
occidentaux, simples touristes, aventuriers ou marchands
spécialisés ; Jean Guiart en donne de multiples
exemples, parfois réjouissants, comme ces herminettes de
Nouvelle-Calédonie dites “ pour couillonner les
blancs ”, offertes aux spectateurs officiels des
cérémonies du 14 juillet. Ce pourrait n'être
qu'anecdotique, mais de telles œuvres remplissent les vitrines de
nombreux musées — une dérive que risque
d'accentuer la primauté d'un esthétisme incertain et
fragile sur la connaissance du terrain et la rigueur méthodique
des praticiens de l'ancienne école. | 4. | [Le
besoin du public] “ est celui d'un ouvrage de vulgarisation
scientifique compréhensible par des hommes, des femmes et des
enfants ignorant tout du sujet, mais où chaque affirmation
aurait été soigneusement pesée et
vérifiée. Il conviendrait (…) de réaliser
en premier lieu un tel catalogue pour le public, puis en second
seulement d'éditer un ouvrage où tous les auteurs
seraient des spécialistes confirmés, ayant des
années de connaissance du terrain derrière eux, mais
où les travaux de compilation inintelligents seraient proscrits.
Le premier catalogue doit pouvoir être accessible à toutes
les bourses et donc (…) imprimé à un grand nombre
d'exemplaires. Le second relève d'une édition
limitée et donc chère. ” (p. 20). |
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