Venise
engloutie : essai subjectif sur l'âme de Venise /
Nicoletta
Salomon ; trad. de l'italien par Marilène Raiola. -
Paris : Mille et une nuits, 2008. - 245 p. ;
19 cm.
ISBN
978-2-84205-979-8
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Cité
et mer. Les deux termes forment un oxymore. Une cité ne se
construit pas sur la mer parce qu'elle ne peut pas la frapper de son
sceau : la mer ne retient aucune forme. L'île,
fragment
soustrait à l'océan, est
concédée par la
mer à l'espace politique, mais la mer peut à tout
instant
reprendre son bien, comme en témoigne l'Atlantide engloutie
par
les abysses.
☐ p. 11 |
Historienne
de formation et spécialiste de l'antiquité
grecque,
Nicoletta Salomon enseigne l'esthétique à
l'Université de Florence — c'est ce
que précise l'éditeur ; l'auteur pour sa
part affirme en incipit : « Venise
est pour moi un mythe familial ironique ».
Deux voix se font donc entendre dans le livre, s'opposent, se font
écho, se complètent ou se fondent :
l'universitaire
déploie une argumentation solidement
étayée par
une érudition profuse, la rêveuse laisse la bride
à
la fulgurance d'intuitions remontant pour certaines à
l'enfance.
De ce double regard porté sur une cité promise
à
l'engloutissement, nait un tortueux dialogue 1
qui suggère un parallèle entre Venise et
l'Atlantide ; Pierre Vidal-Naquet 2
avait apprécié la démarche, parlant
d'un
« livre qui médite
poétiquement sur le double
destin de Venise et de l'Atlantide »,
ajoutant :
« rendre le mythe à l'image et
à la
poésie, après en avoir
désossé l'histoire,
c'est la grâce que je souhaite à tous ceux qui
liront ce
petit livre ».
Forme
de l'île, mission de la ville :
l'insularité de
Venise est l'objet d'un questionnement diffus mais insistant. Comment
par exemple vivre à la fois sur l'île et dans la
ville
— « habiter Venise, c'est aussi
habiter ses eaux.
Il nous faut devenir amphibies » (p. 175) ;
quel
équilibre trouver entre tensions utopisante et
carcérale
— « avant de répondre
(…) il faut se
demander à quoi pourrait ressembler la ville dans laquelle
l'âme voudrait habiter » (p. 167).
Ces sujets et d'autres qui concernent notamment
les fondements et
l'exercice du pouvoir sont évoqués sous le regard
de
l'histoire et du reflet qu'en donne la littérature (Calvino,
Chateaubriand, Pellico,
Proust,
Rilke, …) ; au regard également
d'une simple
déambulation où « le
labyrinthe
vénitien (…) nous procure le bonheur de ne pas
devoir
aller nécessairement quelque part »
(p. 123) ; au regard d'un futur où
l'appétit de
fonctionnalité risque de prendre le pas sur la
visée
utopisante. Nicoletta Salomon achève son cheminement
sur un constat amer, plus désenchanté que
désespéré
— « Venise ne doit servir à
rien … »
1. |
« Bien plus que la figure du
labyrinthe, ce livre voudrait évoquer le cheminement dans le labyrinthe de la ville, de l'histoire et
de soi-même. » (p. 17) |
2. |
Cf. Pierre Vidal-Naquet,
« L'Atlantide :
petite histoire d'un mythe platonicien »,
Paris : Les Belles lettres (Histoire,
72), 2005 ;
Paris : Seuil (Points-essais, 566), 2007 |
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EXTRAIT |
Du
seul fait qu'il menace son insularité, le pont ferroviaire
n'a
pas rendu moins nette la coupure entre Venise et la terre ferme. Il est
comme un index pointé vers cette
insularité : il ne
la nie pas, il la relie.
Ville-poisson
hameçonnée, ville-navire amarrée.
Arriver
à Venise en train ou par voie d'eau suppose tout autant
une séparation d'avec la terre ferme. Chaque
traversée
ravive l'obsession turnerienne de la ville entre ciel et mer, de
l'île chamarrée arrachée à
la terre et
resplendissante comme une perle marine.
Avant
1841, année où débute sa construction,
lorsqu'il tente de se représenter le pont dont il a entendu
parler, Chateaubriand détourne le regard, irrité
par
l'image de l'île trahie. Mais la vision de l'œuvre
achevée n'offensera pas sa sensibilité
esthétique.
Il ne s'agit pas là d'un revirement capricieux, mais d'une
appréciation fondées sur une
expérience
esthétique qui déjoue les apparences
sensibles : une
fois perçu dans sa réalité, ce pont
imaginé
et tant redouté perd d'emblée sa charge
menaçante.
En l'observant, on remarque en effet que, loin de la nier, il souligne
l'insularité de Venise en la rendant même quelque
peu
délirante.
À
présent, c'est la terre qui court vers
l'île ; sur un train onirique lancé sur
l'eau.
Venise
reste là où elle a toujours
été,
reliée à la terre ferme par son pont comme un
petit
ballon à son fil.
Le fil et
la ville forment un labyrinthe. Le fil correspond au
désir de sortir de la Babel des terres et, par un seul et
même geste, d'entre dans le labyrinthe de la mer.
☐
pp. 69-70 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Venezia
inabissata : un fantasaggio »,
Milano : Mimesis, 2004
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mise-à-jour : 6
juin 2008 |
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