Ce
texte magnifique, traduit du catalan, a fait
l'unanimité du jury tant par son écriture que par
les résonances philosophiques dont il est porteur. Il
s'agit, en effet, du rapport d'un homme et d'une île. D'un
homme qui exerça longtemps le métier de
professeur de littérature et qui en est venu peu
à peu, inexorablement, à se détacher
de ses semblables. Détachement tel, que le laissent
indifférent le décès de sa
mère et de proches parents, la maison familiale qu'il vend
sans états d'âme, les femmes avec lesquelles il
entretient un rapport de pure consommation.
Cet homme-là
était mûr pour
s'éprendre du deuxième personnage principal du
roman, un îlot désert situé
à quelques encablures d'un port où vivent des
pêcheurs frustes pour lesquels le professeur est un individu
étrange. Tout l'art de Miquel Ángel Riera
consiste à faire vivre de l'intérieur la lente
appropriation de l'île par ce dernier.
Il y a d'abord, comme dans une parade
amoureuse, la lente approche des corps : celui de
l'île d'abord, avec sa petite crique, sa caverne aux pigeons,
les ruines d'une maison, son minuscule jardin ; celui de
l'homme ensuite qui, au contact du minéral et du
végétal, sentira la vie battre en lui et
découvrira une dimension inédite du temps. On
comprend ici que ce roman est une réflexion sur la mort et
sur la difficulté qu'éprouve chacun d'entre nous
à l'apprivoiser. Sur l'île, le temps
s'étire, se dilate ; le rythme de la vie humaine
finit par s'accorder à celui de la vie minérale
et végétale jusqu'à ne faire plus
qu'un.
Nous sommes aux antipodes d'un Robinson
Crusoé pour qui l'île est un espace hostile qu'il
s'efforce de domestiquer. Ce qui fascine le professeur dans
l'île Flaubert, c'est que personne n'y est jamais mort, c'est
que la mort ne l'a jamais souillée. C'est surtout qu'il peut
y atteindre, par la maîtrise du temps, un stade
quasi-extatique de l'existence. L'écriture très
maîtrisée de Miquel Ángel Riera nous y
conduit nous aussi, lecteurs, pour notre plus grand ravissement.
☐ Raphaël
Confiant, Président
du Jury
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L'île Flaubert /
Miquel Àngel Riera ; traduit du catalan par Denise
Boyer et Núria Oliver. - Gardonne :
Fédérop, 2003. - 226 p. ;
20 cm.
ISBN 2-85792-144-6
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MARIE-CLAIRE
ZIMMERMANN :
[…]
Ce roman est d'abord une
fiction qui mise sur l'invention contemporaine d'une utopique solitude.
Certes, Miquel Àngel Riera (1930-1995) était
majorquin et, vivant à Manacor, à
l'intérieur des terres, non loin d'un port, Portocristo, il
pouvait contempler au large de Majorque, bien des îles et des
îlots que tout critique aura la tentation de
désigner comme modèle de l'Île
Flaubert. […] Illa Flaubert, cette
île minuscule qui occupe une surface de deux cent trente
pages, est selon moi, un lieu imaginaire complexe qui devient peu
à peu la demeure rêvée d'un personnage
de roman.
[…]
Cette île
est […] d'abord une image distante,
même si elle se trouve à portée du
regard, et elle devient de plus en plus cet objet que l'on contemple et
dont on peut rêver. Puis le personnage s'y rend, y fait des
travaux, s'y installe, de manière
définitive : « ja
traslladat definitivament a l'illa », […] près [d'un] phare
en ruines, avec uniquement quelques objets, tels que des pierres de
couleur et des morceaux de bois. Le personnage a choisi cette
île en guise d'abri contre la mort, parce que personne n'y
est jamais décédé […]. Outre cette circonstance,
l'île est aussi un espace nu, rocheux, où la
végétation est extrêmement maigre sinon
rare et c'est aussi cette image de dépouillement qui
libère le personnage de toute angoisse devant la mort.
[…]
A la dernière page,
l'île s'efface de l'horizon, et le narrateur dit alors que le
ciel et la mer restent « la pura
representació gràfica de
l'infinit ». Après cette
histoire demeurent donc une épure formelle, un horizon entre
air et eau, c'est à dire les signes langagiers d'un monde
qui se perpétue. […] Si l'île
disparaît c'est parce qu'elle est devenue ce livre, attestant
qu'elle est une forme inépuisable qui peut nourrir
l'écriture littéraire, en réponse
à une méditation universelle sur les
œuvres de la mort.
☐
« L'île :
signes d'usure et de mort dans l'écriture romanesque de
Miquel Àngel Riera : Illa
Flaubert », in : Eliseo Trenc (ed.), Au bout du voyage,
l'île : Mythe et réalité,
pp. 157-175
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EXTRAIT |
Tout faisait penser que dans ce monde de
l'île, le temps s'écoulait encore plus ralenti
qu'au port. Parfois, il y semblait arrêté. Cette
solidité, cette ferme volonté de demeurer au
large, cette façon de demeurer immobile, jour
après jour, sans autre mouvement que celui de l'animal
remuant imperceptiblement la queue : tout invitait
à penser qu'elle constituait une parcelle d'univers bien
différente, que l'homme installé
là-bas aurait pu se sentir libre de toute espèce
de contraintes.
☐ p. 83
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Illa
Flaubert », Barcelone : Destino (Ancora,
25), 1990
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- « Obra
poètica completa (1953-1993) » a cura de
Pere
Rosselló Bover, Port de Pollença
(Mallorca) :
Salobre (Les Parques, 1), 2004
- « Obra
narrativa » a cura de Pere Rosselló
Bover, Port de
Pollença (Mallorca) : Salobre (Els Argonautes, 5),
2008
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mise-à-jour : 15
mars 2013 |
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