Lettres
à une amie vénitienne / Rainer Maria Rilke. -
Paris : Gallimard, 1985. - 90 p. ;
19 cm. -
(Arcades, 6).
ISBN
2-07-070365-7
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… lisez
la Bible (…) — et admirez Venise et la
vie et la mort et votre cœur intense.
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p. 27 |
Venise,
novembre 1907 : Rilke a trente-deux ans quand il fait
connaissance
de la très belle Mimi — Adelmina
Romanelli ; la
rencontre est ardente. En témoignent une trentaine de
lettres du
poète, toutes écrites en
français ; la
première est datée du 26 novembre 1907, la
dernière du 5 mars 1912. Dans l'intervalle, Rilke court
l'Europe : Oberneuland où il retrouve sa femme
Clara,
Capri, Paris, Venise, le château de Duino près de
Trieste.
Parfois ils se retrouvent, à Venise ou à Paris,
mais le
plus souvent Rilke ménage la solitude nécessaire
à
son travail : “ plus d'une fois j'ai
été
tenté d'aller à Venise, ne fût-ce que
pour deux
jours. Mais je crois que j'ai raison de persister, de traverser le
désert tout entier avant de me permettre le moindre
palmier ” (p. 72).
Espace
promis, devine-t-on, à cette rencontre, Venise en marque
durablement l'esprit et en reçoit comme un effet de
miroir qui infléchit le cours du temps :
la Maison rose
où s'est nouée l'idylle paraît
être, aux yeux
de Rilke, “ la première qui fut
érigée
dans les lagunes ; le commencement et la mère de
tous les
palazzi et de toutes ces églises où des
merveilles
survivent ” (p. 14). Et le mouvement incertain des eaux
ne peut mener ailleurs qu'à cette île
qu'est le cœur de l'aimée où fleurissent les
douleurs et, paradoxalement, gage de bonheur.
Grave,
angoissé parfois, toujours empreint du pressentiment de la
mort,
l'horizon de l'échange reste ouvert (ce n'est pas La lugubre gondole
de Liszt) : “ Je suis comme au fond de la
mer et la
pression de toutes les eaux et de tous les cieux est sur moi. Mais je
sens quand même qu'il y a autour de moi dans les
ténèbres d'innombrables richesses et des
êtres non
encore trouvés ” (p. 44).
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EXTRAIT |
Oberneuland
bei Bremen
(Allemagne)
Ce
dimanche, 8 déc. 07.
(…)
Je n'ai pas honte, Chère, d'avoir
pleuré un autre
dimanche dans la gondole froide et trop matinale qui tournait et
tournait toujours, passant par des quartiers vaguement
ébauchés qui me semblaient appartenir
à une autre
Venise située dans les limbes. Et la voix du barcaiolo qui
demandait le passage au coin d'un canal restait sans réponse
comme en face de la mort.
Et les cloches qui un moment
avant, entendues de ma chambre (de ma chambre où j'avais
vécu toute une vie, où j'étais
né et
où je me préparais à mourir), me
semblaient si
limpides ; ces mêmes cloches traînaient
des sons en
lambeaux derrière elle errant sur les eaux et se rencontrant
sans se reconnaître.
C'est
toujours encore cette mort qui continue en moi, qui travaille en moi,
qui transforme mon cœur, qui augmente le rouge de mon sang
qui
comprime la vie qui fut la nôtre, afin qu'elle soit une
goutte
douce-amère qui circule dans mes veines, qui entre partout,
qui
soit la mienne infiniment.
Et
tout en étant dans ma tristesse, je suis heureux de sentir
que
vous êtes, Belle ; je suis heureux de
m'être
donné sans peur à votre beauté comme
un oiseau se
donne à l'espace ; heureux, Chère,
d'avoir
marché en vrai croyant sur les eaux de notre incertitude
jusqu'à cette île qu'est votre cœur
où
fleurissent des douleurs. Enfin : heureux.
Votre
R. Maria
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Lettres
à une amie vénitienne »,
Milano : Ulrico
Hoepli ; Leipzig : Johannes Asmus, 1941
- «
Lettres à une amie vénitienne »
préface et annotations par Michel Itty, Paris : L'Herne, 2016
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mise-à-jour : 2 novembre 2021 |
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