Heures italiennes / Henry
James ; trad. de l'anglais par Jean Pavans. - Paris :
La Différence, 1985. - 417 p. ;
23 cm.
ISBN 2-7291-0184-5
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TORCELLO |
A
Venise où il a ses habitudes, Henry James sait multiplier
les itinéraires : parfois l'Académie, la
Scuola di San Rocco ou les églises (San Zaccaria, San
Giovanni Crisostomo, San Giorgio Schiavoni, San Cassano) où
il interroge ardemment la peinture : Carpaccio, toujours
délicieux, Véronèse, toujours
magnifique, Titien, suprêmement beau
ou Tintoret : il m'a semblé
m'être avancé jusqu'à
l'extrême limite de la peinture, qu'au-delà
commençait un art différent —
la poésie inspirée. En d'autres
occasions il s'échappe, parcourt la lagune et ses
îles ; une brève escale à
Torcello lui inspire une riche digression dans la ligne de Rousseau,
des apôtres du Bon Sauvage, …
ou de Proudhon ?
« Une
tranquillité délicieuse s'étendait sur
le petit campo de
Torcello et, autant qu'il m'en souvienne, aucune n'est aussi
subtilement audible, sinon celle de la campagne romaine. Il n'y avait
rien de vivant, sauf le frémissement visible de l'air, et
les cris d'une demi-douzaine de jeunes enfants qui marchaient sur nos
talons et réclamaient des sous. Ces enfants, soit dit en
passant, étaient les plus jolis moutards du monde, et chacun
était muni d'une paire d'yeux qui ne pouvaient que signifier
la protestation de la nature contre l'avarice du sort. Ils
étaient très près d'être
aussi nus que des sauvages, et leurs petits ventres saillaient comme
ceux des bébés cannibales que montrent les
illustrations des livres de voyage ; mais alors qu'ils
trottinaient et s'étalaient sur l'herbe douce et
épaisse, souriant comme des chérubins soudain
déchus, ils suggéraient fortement que la
meilleure assurance de bonheur au monde est de se trouver dans un
maximum d'innocence et un minimum de richesse. Un petit garnement
— moulé, si aucun enfant le fut, pour
être la joie d'une aristocratique mamma —
avait la beauté la plus expressive sur laquelle mes yeux se
fussent jamais posés ; et pourtant il courait
là comme un diable au milieu des buissons rabougris par
l'air marin, sur la frange solitaire d'un monde décadent,
à l'aube d'une destinée pleine de quelle
lumière ou de quelles
ténèbres ? En
vérité, la nature est toujours
brouillée avec la propriété, quoique
si jamais elles s'associent, je craigne que la nature y perde tout
à fait sa distinction. Un petit citoyen de nos
républiques, aux cheveux nets, aux yeux pâles,
semé de taches de rousseur, dûment
corrigé et catéchisé, entrant dans une
école de la Nouvelle Angleterre, est un objet qu'on voit
souvent et qu'on oublie aussitôt ; mais je pense que
je me souviendrai toujours, dans un esprit infiniment tendre, tandis
que les années s'écouleront, de ce petit Eros
illettré de la rive Adriatique. »
☐ pp. 75-76
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CAPRI |
A
la suite d'une brève excursion à Capri, Henry
James propose une image frappante de l'insularité
— mieux, la double face d'un archétype qui avive
une représentation originelle, intemporelle, pour mieux
révéler une préoccupation (aujourd'hui
plus qu'alors) contemporaine. Tandis que le « petit
bateau grinçant et fumant s'avançait au pied de
l'île prodigieuse », son
attention est attirée par le spectacle de canots, remplis de
touristes américains et allemands, se glissant « dans
l'étroit orifice de la Grotte
Bleue ».
« Il y eut un moment
appréciable où tous se
dérobèrent à la vue dans ce
réceptacle, le moment " psychologique "
quotidien durant lequel il doit si souvent arriver à
l'observateur récalcitrant, assis sur le pont
déserté, de s'apercevoir combien il serait
délicieux qu'aucun d'entre eux n'en ressortît plus
jamais. Le charme, la fascination de l'idée ne tient pas peu
— mais pas entièrement, non
plus — au fait que, lorsque la vague
s'élève et cache l'ouverture, les apparences
suggèrent de la façon la plus encourageante que
la chose pourrait parfaitement se produire. Et
voilà ! Il n'en reste plus aucun. C'est un cas
où la nature a, par le plus précis des coups et
avec le meilleur goût du monde, bien tranquillement remplis
son office.
Magnifique,
horrible, hantée : telle est l'essence de ce que
Capri vous dit d'elle-même — replongez-vous dans
Tacite et voyez pourquoi ; et pourtant, tandis que vous
rôtissez un peu sous la bâche et dans l'ombre, ce
n'est pas parce que les traces de Tibère sont
ineffaçables que vous vous sentez des plus mal à
l'aise. Les traces de Germanicus ont aujourd'hui en Italie des
ramifications plus vastes et leur morsure est peut-être plus
profonde ; c'est ce que prouve, précisément,
l'inexorable brièveté de son éclipse
dans la Grotte Bleue : le voici qui en rejaillit, sautillant
avec enthousiasme et se hissant triomphalement à bord.
L'esprit dans lequel il s'est efficacement approprié Capri
est, en vérité, plein d'une candeur joviale
contre laquelle on ne peut s'élever, tant elle exprime
suprêmement cet " amour qui tue " bien
connu, et la fatale susceptibilité de
Germanicus. »
☐ p. 398
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Henry James,
« Italian
hours », London : William Heinemann,
1909 ;
Boston, New York : Houghton Mifflin, 1909
- Henry James,
« Heures italiennes »,
Paris : La Différence (Minos), 2006
- Henry James, « Heures italiennes » in Voyages d'une vie éd. et trad. par Jean Pavans, Paris : Robert Laffont (Bouquins); 2020
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mise-à-jour : 9 mars 2020 |
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