Ne dis
rien : meurtre et mémoire en Irlande du Nord /
Patrick
Radden Keefe ; trad. de l'américain par
Claire-Marie
Clévy. - Paris : Belfond, 2020. -
429 p. ;
23 cm.
ISBN 978-2-7144-7400-1
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Quand elle
a été enlevée en décembre
1972, Jean
McConville était veuve, élevait ses dix enfants
dans un
immeuble à loyer modéré de
Belfast-Ouest
— et elle était catholique. C'est le
point de
départ d'une rigoureuse enquête journalistique
menée par Patrick Radden Keefe : tenter
d'éclairer
les causes et les circonstances d'un tragique
événement
qui, pour l'opinion, s'inscrivait dans le contexte des
“ troubles ” déchirant
la province.
L'auteur
porte un regard incisif sur la guerre civile, sur la
stratégie
de l'IRA — branche armée du nationalisme
irlandais — sur ses objectifs
opérationnels, ses
moyens et ses méthodes, ainsi que sur les erreurs,
dérives et excès indissociables de l'action
violente ; il s'intéresse également aux
tensions
entre modérés et extrémistes au sein
de
l'organisation et aux inévitables trahisons (non moins
fréquentes que dans le camp adverse).
Au fil de ces
investigations, une attention particulière se porte
progressivement sur le rôle et sur la personnalité
de
Gerry Adams, qui a toujours revendiqué l'exercice d'une
responsabilité politique et nié toute implication
dans
l'action militaire.
On devine en toile de fond la trame d'une réflexion sur le thème du
traître et du héros tel que Borgès (et
d'autres : Liam
O'Flaherty, Sorj
Chalandon, …) l'avait esquissé en
choisissant l'Irlande pour théâtre.
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MACHA
SÉRY : […]
Le
journaliste a rassemblé une documentation
considérable : interviews publiées ou
inédites, enregistrements audio, lettres, articles de
journaux,
déclarations, Mémoires, dossiers
médicaux,
rapports carcéraux. Durant quatre ans, il a
procédé lui-même à une
centaine
d’entretiens qu’il a rigoureusement
recoupés. Bien
qu’il leur garantît l’anonymat, beaucoup
ont
hésité à lui parler ;
d’autres ont
catégoriquement refusé, tel Gerry Adams, leader
du Sinn
Fein entre 1983 et 2018. “ Alors
que mes questions portaient sur un meurtre commis avant ma naissance,
les gens s’inquiétaient. Selon eux, il
était encore
dangereux d’évoquer le sujet. J’ai donc
manœuvré lentement, essayant d’amener
chaque
personne qui acceptait de s’exprimer de m’aider
à
convaincre la suivante. Petit à petit, j’ai pu
gagner leur
confiance, en partie parce que j’étais un
étranger,
ce qui veut dire que je n’abordais pas cette histoire avec de
grandes idées
préconçues. ”
Car
l’Irlande du Nord est un petit territoire où tout
le monde
ou presque se connaît, et où le passé
plane sur le
présent comme une chape de plomb. “ Cela
signifie que si vous voulez raconter un
événement
survenu la semaine dernière à un type
nommé Jim,
vous devez aussi, pour le comprendre, raconter l’histoire de
son
grand-père et parfois remonter encore plus
loin. ”
[…]
☐
Le Monde, 17
octobre 2020 [en
ligne]
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EXTRAIT |
Une prison flottait au milieu du Belfast Lough. Le
HMS Maidstone
était un navire de cinq cents pieds qui avait servi de
ravitailleur de sous-marins pour la Royal Navy pendant la Seconde
Guerre mondiale. Lorsque les Troubles avaient
éclaté, on
l'avait converti à la hâte en logement de fortune
pour
deux mille soldats britanniques qui arrivaient à Belfast
avant
de le transformer en prison. Le gros navire restait amarré
à une jetée, à six mètres
de la terre
ferme. Les cellules se limitaient à deux dortoirs sous le
pont : des pièces mal aérées
et
surpeuplées où les prisonniers étaient
parqués dans des couchettes à double
étage. La
lumière peinait à traverser les rares et
minuscules
hublots. L'endroit n'était
“ même pas bon pour
les cochons ”, d'après un
détenu.
Un jour de mars 1972, des gardes armés
escortèrent un prisonnier de marque sur le Maidstone.
C'était Gerry Adams. Après plusieurs mois de
cavale, il
avait été capturé par des militaires
lors d'un
raid matinal dans une maison de Belfast-Ouest, et on le poussait
à présent sans ménagement vers la cale
du bateau.
Les amis et parents qui s'y trouvaient déjà
l'accueillirent chaleureusement ; mais il détesta
très vite la prison, qui lui faisait l'effet d'une
“ boîte de sardines brutale et
étouffante ”. Tout
révolutionnaire endurci
qu'il était, Adams avait un faible pour la bonne
chère.
Il aimait manger, et la nourriture à bord était
infecte.
Adams
était aussi mal en point. Après son arrestation,
il avait
refusé d'avouer sa véritable identité.
Il
s'était inventé un pseudonyme
— Joe
McGuigan —, et n'en avait pas démordu. On
l'avait
emmené dans une caserne de la RUC [Royal Ulster
Constabulary]
pour l'interroger, et quand un des rares agents capables de le
reconnaître était arrivé, il avait
déclaré sans hésitation :
“ C'est
Gerry Adams. ” Mais Adams s'en moquait. Il avait
continué à soutenir obstinément que
ses
geôliers s'étaient trompés de cible.
Cela faisait
un moment qu'il réfléchissait aux meilleures
stratégies pour résister à un
interrogatoire.
“ J'avais eu l'idée de refuser d'avouer
que
j'étais Gerry Adams, se rappellerait-il. Si j'affirmais sans
relâche que je m'appelais Joe McGuigan, je pensais pouvoir
faire
échouer l'interrogatoire en le cantonnant à cette
seule
question. ”
Malgré les coups qu'il
reçut, Adams ne décrocha pas un mot. Les
policiers qui
l'interrogeaient tentèrent la technique de la douche
écossais — l'un se mettait dans une
colère
noire, dégainait son arme et menaçait de le tuer,
avant
que l'autre ne le retienne —, mais Adams ne
céda pas.
Ce ne fut que lorsqu'il sentit que l'interrogatoire arrivait enfin
à son terme qu'il avoua ce que tout le monde savait
déjà : il s'appelait bien Gerry Adams.
À ce
stade, les policiers avaient perdu tellement de temps à
batailler avec lui sur cette simple question qu'il avait
réussi
à ne leur livrer aucune information substantielle.
“ Évidemment, ma stratégie n
'était
plus qu'une mascarade à ce moment-là, mais elle
m'avait
servi de béquille pour résister à leur
interrogatoire, remarquerait-il. Garder le silence était la
meilleure tactique. Même s'ils savaient qui
j'étais, cela
ne changeait rien : je ne pouvais pas répondre
à
leurs questions, puisque je n'étais pas celui qu'ils
croyaient. ”
☐ Ch. 8,
pp. 100-101 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Say
nothing : a true story of
murder and memory in Northern Ireland »,
London :
William Collins, 2018
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mise-à-jour
: 24 décembre 2020 |
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