Jean-Claude Fignolé

Aube tranquille

Vents d'ailleurs

La Roque-d'Anthéron, 2014

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Haïti
parutions 2014
Aube tranquille / Jean-Claude Fignolé. - La Roque-d'Anthéron : Vents d'ailleurs, 2014. - 222 p. ; 23 cm.
ISBN 978-2-36413-028-9
si le temps a apporté l'oubli au bourreau le sol qui a bu le sang n'a pas pu oublier

p. 175

Après Les nuits de la pleine lune dont la trame est étroitement circonscrite dans l'espace et dans le temps, Jean-Claude Fignolé élargit radicalement le cercle : la scène d'Aube tranquille est celle de l'infâme commerce triangulaire — Europe, Afrique, Amérique ; passions et intérêts s'y heurtent et s'y exacerbent du XVe siècle finissant à nos jours. L'histoire telle qu'on la rapporte de part et d'autre du gouffre creusé par la colonisation s'y mêle cruellement, génération après génération, aux rêves et à la réalité vécue par les protagonistes Noirs et Blancs — esclaves et colons hier, leurs descendants aujourd'hui.

Le germe est une histoire de famille, transmise à Jean-Claude Fignolé par la descendante d'un riche colon d'ascendance suisse : « cette femme me racontait les avanies et les souffrances endurées par les esclaves de l'habitation du fait des pulsions de cruauté de l'épouse du planteur. Les Noirs ont fini par se révolter contre elle » 1. Le choc initial se propage de proche en proche, à l'image d'un train d'ondes qui gagne progressivement les territoires proches, contamine les uns et les autres, s'enfle au fil du temps, dévore tous les obstacles en y puisant un surplus d'énergie.

À l'unisson de ce monstrueux dérèglement, l'écriture s'émancipe du strict cadre romanesque, « dévie vers le chant, la musique, la danse », se fait « au gré des pulsions poème, conte, drame, oratorio, … » 2. C'est au prix de cette désarticulation qu'est mise en lumière la « solidarité entre les fous » 3 qui, par-delà l'opposition bourreau victime, marque les acteurs des deux bords — laissant aux uns et aux autres la flétrissure d'une inexpiable défaillance, et l'oubli pour seule échappée : « ne plus penser à ce temps fou qui divisa le chemin de l'enfance » 4.

Exploitant tous les registres d'une polyphonie débridée, Aube tranquille ne se laisse enfermer dans aucun système et convie à une approche où chacun doit s'impliquer — comme en témoignent les « lectures » que proposent deux bons connaisseurs, Philippe Bernard et Yves Chemla.
       
1. Jean-Claude Fignolé, entretien recueilli par Kathleen Gyssels (Port-au-Prince, novembre 2007) [en ligne]
2. Jean-Claude Fignolé, ibid.
3. Aube tranquille, p. 157
4. Aube tranquille, p. 219
EXTRAIT    — Saintmilia, qu'as-tu fait ?
   — Agénor, maîtresse, les nuits de pleine lune, me trompe dans les marais de Nan-Jouissant avec Violetta, elle arrive, il s'approche, elle chante, il boit l'étrange nuit de sa voix, Miyan ! Miyan ! insupportable, sœur Thérèse, le clapotis de leurs amours dans l'eau fricassée de baisers sur les vagues fumantes tom-tom de plaintes soupirs râles gémissements calalou de caresses dormant des hamacs d'algues la vérité des femmes bafouée dans leurs spasmes un concert une harmonie de bonheur qui me faisait mal et tu ne le sais pas
   — cette femme n'est pas folle, elle sort de son silence pour entrer dans sa vérité, la vérité de la parole, son histoire raconte la déroute de l'amour
   — quel amour, sœur Thérèse ? celui de Salomon et de Sonja ? tu l'as brisé et tes yeux en ont gardé les morceaux, chaque fois que tu fermes les paupières ils se recollent et deviennent ton rêve
   — ces bruits, la nuit ?
   — sont tes bruits d'amour, Sonja, je ne comprends pas, tu es folle ou quoi ? tu as fait mourir Salomon et toi chaque nuit tu meurs d'amour, tu meurs de lui
   elle radote, sa voix, immobile jusque-là, change de place, bas dans le ciel, au lieu de jonction avec la mer, l'horizon palpite, désordre de flammes et de colère, de tonnerre et de sang, Saintmilia brandit brusquement le poing, les orages amoncelés au bout de son bras fulminent, la fenêtre se ferme d'elle-même, murant et protégean le calme de ma chambre contre la violence du dehors, je ne connaîtrai pas la paix, je cesse de jouer au destin avec Saintmilia, l'une ne saurait être la mort de l'autre, abolir les distances, la voir telle que je la crains dans cet hospice non telle que la mémoire de mon aïeul prétend la reconnaître à travers deux siècles d'histoires et plusieurs générations, la situer en deçà des malentendus, dissiper mes étonnements, souffrir peut-être d'abolir la certitude de la fatalité tout en la sachant inévitable à travers l'affrontement de nos vérités, il pleut, Saintmilia suspendue à son poing chante comme si le destin de la parole était de créer des signes dans lesquels enfermer nos faiblesses et nos malheurs, d'un grand geste de la main, je balaie les histoires folles de Saintmilia, elle les reconstruit aussitôt, dans leurs tensions, sous la forme des histoires de ma famille, elles envahissent mon réduit, saccagent mon silence, précisent le moment où par-delà le son et les images, chanson d'amour, chanson de mort, Saintmilia et moi choisirions de ne plus être l'une et l'autre brisées, pour des raisons différentes, de la même souffrance, ni confondues dans la même volonté d'anéantissement

pp. 195-197
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Aube tranquille », Paris : Seuil, 1990
  • « Etzer Vilaire, ce méconnu », Port-au-Prince : Imprimerie centrale, 1970
  • « Pour une poésie de l'authentique et du solidaire : Ces îles qui marchent de René Philoctète », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1971
  • « Sur Gouverneurs de la rosée : hypothèse de travail dans une perspective spiraliste », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1974
  • « Vœu de voyage et intention romanesque », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1978
  • « Fantasmes (pêcheurs d'étoiles) », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1982
  • « Les possédés de la pleine lune », Paris : Seuil, 1987 ; La Roque d'Anthéron : Vents d'ailleurs, 2012
  • « Hofuku », Port-au-Prince : Ed. Mémoires, 1993
  • « La dernière goutte d'homme », Montréal : Ed. Regain, Ed. du CIDIHCA, 1999
  • « Faux bourdons », in Paradis brisé : nouvelles des Caraïbes, Paris : Hoëbeke (Etonnants voyageurs), 2004
  • « Moi, Toussaint Louverture », Montréal : Plume & encre, 2004
  • « Le voleur de vent », in Nouvelles d'Haïti, textes choisis et présentés par Pierre Astier, Paris : Magellan, 2007
  • « Une heure avant l'éternité », in Une journée haïtienne, textes réunis et présentés par Thomas C. Spear, Montréal : Mémoire d'encrier ; Paris : Présence africaine, 2007
  • « Une heure pour l'éternité », Paris : Sabine Wespieser, 2008
  • « Réalisme merveilleux ! Métamorphose du réel ? », « Marvelous realism ! Metamorphosis of the real ? », Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 23-39 (fr.), 40-57 (eng.)
  • « Décentralisation : opportunités, limites et contraintes », in Jean-Daniel Rainhorn, Haïti, réinventer l'avenir, Paris : Maison des sciences de l'homme, Port-au-Prince : Université d'État d'Haïti, 2012
  • Kathleen Gyssels, « Une heure pour l'éternité » entretien avec Jean-Claude Fignolé, « One hour for eternity » a conversation with Jean-Claude Fignolé, Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 8-14 (eng.), 15-22 (fr.) [en ligne]
  • Victoria Famin, « Plus qu'une simple polyphonie : voix spiralistes dans Aube tranquille et Une heure pour l'éternité de Jean-Claude Fignolé », Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 128-143
Sur le site « île en île » : dossier Jean-Claude Fignolé

mise-à-jour : 18 février 2020
Jean-Claude Fignolé,
né en 1941 à Jérémie,
est mort le 11 juillet 2017 à Port-au-Prince
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