Jean-Claude Fignolé

Une heure pour l'éternité

Sabine Wespieser

Paris, 2008

bibliothèque insulaire

   
Haïti
parutions 2008
Une heure pour l'éternité / Jean-Claude Fignolé. - Paris : Sabine Wespieser, 2008. - 468 p. ; 21 cm.
ISBN 978-2-84805-058-4
Toussaint ! Toussaint ! Qu'avons-nous fait de tes rêves ?       

p. 386       

En décembre 1801, le général Victor-Emmanuel Leclerc accompagné de sa femme Pauline, sœur cadette de Napoléon, quitte Brest pour la colonie française de Saint-Domingue où il doit rétablir l'ordre ; en juin 1802, Toussaint Louverture est attiré dans un guet-apens, capturé puis déporté en France ; en octobre, Leclerc attrape la fièvre jaune qui décime ses troupes et meurt peu après sur l'ile de la Tortue.

Sur cette toile de fond le roman de Jean-Claude Fignolé fait entendre trois voix intériorisées qui rythment l'agonie du général français : celles du mourant, de Pauline et d'Oriana, suivante corse de Pauline. Dans son délire, Leclerc se heurte tour à tour au jeune homme qu'il était, porté par un idéal émancipateur, et à l'ombre exilée de Toussaint Louverture avec qui il n'a pas su dialoguer quand il en était temps ; Pauline poursuit un impossible échange avec Alexandre Pétion son amant, le nègre doré aussi beau qu'un dieu grec ; Oriana exprime l'avis des témoins impuissants qu'elle enrichit d'une subjectivité où s'érige un parallèle entre la Corse lointaine et l'île caraïbe.

Unité de lieu — la chambre mortuaire —, unité de temps — Une heure pour l'éternité. Polyphonie. Dans un entretien avec Valérie Marin La Meslée 1, Jean-Claude Fignolé précise l'un des ressorts mis en œuvre dans l'élaboration du roman en faisant référence au spiralisme 2 : « (…) Cette volonté de briser la linéarité du récit concordait avec l'expérience des contes afro-indiens. Le public est regroupé pour entendre le conteur qui commence son récit quand brusquement quelqu'un se lève dans l'assemblée, chante une chanson qui fait diverger la narration, et c'est ainsi que l'histoire avance. On parlait à l'époque de théâtre total. Nous faisions, dans le spiralisme, l'expérience du roman total ». Le récit se déploie donc à force de ruptures qui éclairent les obscurs arrière-plans d'un conflit horriblement meurtrier.

Une solide documentation historique étaye la construction. L'œuvre souligne les raisons du conflit où l'économie comme toujours l'emporte de loin sur la politique (Napoléon, à Sainte-Hélène, en fit plusieurs fois l'aveu) et souligne l'incontestable filiation entre l'idéal révolutionnaire — Liberté, Égalité, Fraternité — et le projet porté par Toussaint Louverture : « Saint-Domingue redonnait un sens à la Révolution ». Pauline, égoïste toujours en quête d'amours, fait sonner une note attachante dans ce sombre tableau ; son idylle débridée avec Pétion, pour être irrémédiablement sans lendemain, rafraîchit l'île en proie à la tourmente.
              
1. « Les damnés de Saint-Domingue : un récit à trois voix de Jean-Claude Fignolé », Le Monde des livres, 4 avril 2008
2. Mouvement littéraire haïtien créé, dans les années 60, par Jean-Claude Fignolé, Frankétienne et René Philoctète.
EXTRAIT [Pauline — …] j'ai envie de pleurer. De mon impuissance à recréer Alexandre, des efforts que je n'ai pas fait pour le retenir, des griseries que je revis non dans l'assouvissement mais dans la permanence des insatisfactions, des cruautés que je me suis gardée de lui infliger parce qu'il m'avait soumise au dérèglement du plaisir, des menteries que j'ai vécues par souci de protéger une dignité dont je n'avais que faire, de la solitude devenue mon univers parce que la joie a déserté ma couche. Je me vexe, contre les doutes d'Alexandre, de ne lui avoir offert que les miens hors les certitudes de nos sens, enfouissant dans une même désolation les mots qui les auraient sans doute dissipés. Pourquoi ne lui ai-je pas dit plus tôt que je l'aimais ? Pourquoi ne l'avais-je pas forcé à m'avouer qu'il m'aimait ? Tout alors aurait été plus simple. Voilà quatre jours, en apprenant qu'il avait depuis des semaines rejoint le camp de Dessalines et que Christophe par une proclamation avait lancé peu avant un appel au soulèvement général, j'ai compris qu'il avait choisi d'emprunter la seule voie qui lui laissât une issue honorable. Sans moi. Hors de moi. M'abandonnant à ma solitude, me sevrant des nouvelles de lui. J'ai compris qu'il avait décidé de m'orienter vers la seule route qui m'offrît une rédemption en me forçant à me déprendre de lui. Sinon je me damnais à le suivre. Je me serais engagée sur des chemins de perdition où je risquais plus de me perdre moi que perdre mon âme. Il me chargeait non de choisir mon camp puisqu'il sait que ce camp-là est celui de mon mari, qu'il ne saurait être mien, mais de me reprendre. De me retrouver. Pour me sauver des miens et de la calamité qu'ils représentent.

J'aurais dû témoigner. Inlassablement j'ai écrit la chronique de mes … débordements avec Alexandre pour déboucher finalement sur la chronique des malheurs de sa race. Que de souffrances endurées ! Que de tortures subies ! Que de cruautés iniques ! De haines accumulées ! Si je n'avais pas rencontré Alexandre, peut-être serais-je passée à côté de toute cette misère physique et morale sans en rien connaître. Souvent, après l'amour, il me parlait avec émotion des luttes de sa race pour son émancipation.

pp. 427-429
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Etzer Vilaire, ce méconnu », Port-au-Prince : Imprimerie centrale, 1970
  • « Pour une poésie de l'authentique et du solidaire : Ces îles qui marchent de René Philoctète », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1971
  • « Sur Gouverneurs de la rosée : hypothèse de travail dans une perspective spiraliste », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1974
  • « Vœu de voyage et intention romanesque », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1978
  • « Fantasmes (pêcheurs d'étoiles) », Port-au-Prince : Ed. Fardin, 1982
  • « Les possédés de la pleine lune », Paris : Seuil, 1987 ; La Roque d'Anthéron : Vents d'ailleurs, 2012
  • « Aube tranquille », Paris : Seuil, 1990 ; La Roque d'Anthéron : Vents d'ailleurs, 2014
  • « Hofuku », Port-au-Prince : Ed. Mémoires, 1993
  • « La dernière goutte d'homme », Montréal : Ed. Regain, Ed. du CIDIHCA, 1999
  • « Faux bourdons », in Paradis brisé : nouvelles des Caraïbes, Paris : Hoëbeke (Etonnants voyageurs), 2004
  • « Moi, Toussaint Louverture », Montréal : Plume & encre, 2004
  • « Le voleur de vent », in Nouvelles d'Haïti, textes choisis et présentés par Pierre Astier, Paris : Magellan, 2007
  • « Une heure avant l'éternité », in Une journée haïtienne, textes réunis et présentés par Thomas C. Spear, Montréal : Mémoire d'encrier ; Paris : Présence africaine, 2007
  • « Réalisme merveilleux ! Métamorphose du réel ? », « Marvelous realism ! Metamorphosis of the real ? », Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 23-39 (fr.), 40-57 (eng.)
  • « Décentralisation : opportunités, limites et contraintes », in Jean-Daniel Rainhorn, Haïti, réinventer l'avenir, Paris : Maison des sciences de l'homme, Port-au-Prince : Université d'État d'Haïti, 2012
  • Kathleen Gyssels, « Une heure pour l'éternité » entretien avec Jean-Claude Fignolé, « One hour for eternity » a conversation with Jean-Claude Fignolé, Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 8-14 (eng.), 15-22 (fr.) [en ligne]
  • Victoria Famin, « Plus qu'une simple polyphonie : voix spiralistes dans Aube tranquille et Une heure pour l'éternité de Jean-Claude Fignolé », Journal of Haitian Studies, vol. 16 number 1, Spring 2010, pp. 128-143
Sur le site « île en île » : dossier Jean-Claude Fignolé

mise-à-jour : 18 février 2020
Jean-Claude Fignolé,
né en 1941 à Jérémie,
est mort le 11 juillet 2017 à Port-au-Prince
.

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