À Tahiti /
Elsa Triolet ; traduit du russe par l'auteur ;
préface de Marie-Thérèse Eychart. -
Paris :
Ed. du Sonneur, 2011. - 154 p. ; 20 cm.
ISBN
978-2-916136-41-7
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| Je
serais fort étonné que cet ouvrage (…)
ne devienne quelque jour un des classiques de Tahiti.
☐ Patrick O'Reilly, Elsa Triolet passa un an
à Tahiti en 1920 [en ligne] |
Elsa
Kagan, née à Moscou en 1896, quitte la Russie
pour Paris en 1918 ; elle y épouse André
Triolet et
part avec lui à Tahiti où ils passeront un an. Le
récit de ce séjour prend son essor dans une
lettre d'Elsa
à son ami Victor Chklovski que celui-ci reprend en 1923 dans
un
roman épistolaire, “ Zoo, lettres qui ne
parlent pas
d'amour, ou la Troisième
Héloïse ”.
Maxime Gorki exprime aussitôt son
intérêt : “ Je
conseillerais vivement à l'auteur de
la lettre
d'écrire sur Tahiti, elle y réussira probablement
bien
(…). Il me semble que l'auteur de la lettre pourrait donner
une
image éclatante des impressions que Tahiti a produites sur
elle
et que cela serait frais et neuf si elle réussissait
à
conserver le ton pris dans la lettre ”
1.
Elsa Triolet suit
le conseil de Gorki : “ À
Tahiti ”
est publié en revue en 1924 et, l'année suivante,
en
volume aux éditions Aténéï de
Leningrad. La première traduction française,
effectuée par
l'auteur, date de 1964.“ À
Tahiti ” retient l'attention par la
fraîcheur, la
vivacité et la pénétration du regard
de l'auteur.
Dans un article publié peu après la parution,
Victor
Chklovski exprime son plaisir : “ il y a
dans ce livre
une utile simplicité, comme si quelqu'un
s'efforçait sans
cesse de décrire exactement ce qu'il voyait, et son rapport
domestique à l'exotisme ” 2.L'esquisse
des traits saillants du monde que découvre Elsa Triolet, les
lieux, le climat, la société coloniale,
les Maoris
— des Dieux en bois presque au-dessus de la grandeur
humaine (p. 75) —,
éveille de poignantes réminiscences :
c'est l'épreuve
du divers,
énoncée sur un ton primesautier qui
évoque plus
d'une fois les jeunes femmes mises en scène par Tchekhov et
que
soulignent de fréquents emprunts aux sensations du pays
quitté : après avoir passé
quelques jours
à l'hôtel, Elsa et André trouvent
à se loger
dans une maison qui est comme
une datcha à Sokolniki (p. 44), une
voiture à cheval qui passe dans la rue semble une bruyante
télègue chargée de briques
(p. 42). De cet écart, qui touche au plus intime,
l'auteur
ne masque rien, ni les éblouissements, ni la nostalgie et
jusqu'à l'angoisse qu'il sous-tend.La préface
de Marie-Thérèse Eychart éclaire la
gestation, la
réception et la portée de ce premier livre d'un
“ bizarre exotisme ”
— pour reprendre les mots d'Aragon (cité
p. 16). 1. | Cité par Marianne
Delranc-Gaudric, « L'accueil critique des
premiers romans d'Elsa Triolet en Union
Soviétique »
in Recherches
croisées Aragon/Elsa Triolet,
éd. par l'Equipe de recherches interdisciplinaires sur Elsa
Triolet et Aragon, Besançon : Presses
universitaires
franc-comtoises (Annales littéraires de
l'Université de
Franche-Comté, 681), 1998
— p. 14. | 2. | Ibid. (p. 16). |
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EXTRAIT |
Non, ce n'est pas l'une de ces journées de juillet
comme
il y en a chez nous, intolérablement chaudes, à
croire
que l'air lui-même grince et craque de chaleur. Il n'y a ici
ni
ce bourdonnement ni cette odeur âpre des marguerites
surchauffées, de résine. L'herbe ici n'est ni
roussie ni
jaunie. Ici chaque jour, chaque nuit, l'air est immobile, la verdure
humide a un éclat insupportable sous le soleil de
midi ;
des grappes de fleurs les plus fraîches, les plus tendres,
regardent tout droit sa face éblouissante. Ici, c'est ainsi
que
cela doit être, que cela a été, que
cela sera. Et
il me semble qu'il me manque je ne sais quel isolant, que rien ne me
protège, et que ma cervelle se dessèche, les os
se
ramollissent, la peau brûle et que quelque chose pompe mes
forces. Rien ne me menace. Au bord de ce ruisseau, c'est le calme, il
n'y a ici ni reptiles ni bêtes sauvages, les hommes n'y
viennent
jamais, il fait grand jour, j'ai André à
côté de moi. Et pourtant je sens battre en moi
chaque
veinule inquiète, ce calme me semble trompeur et, dans la
beauté étrangère, je sens une menace,
une
conspiration, il n'y a pour moi ici ni repos ni paix. Parcelle de terre
au milieu d'un océan illimité, cette
île de hasard
va un jour couler, l'eau se fermera sur elle, ça fera des
ronds
et tout sera calme à nouveau. Et là-bas, les
tramways
continueront à marcher et les
téléphones à
sonner.
☐ Moorea, p. 112 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « À
Tahiti » (en russe), Leningrad :
Aténéï, 1925
- « À
Tahiti » trad. par l'auteur, in Œuvres romanesques
croisées d'Elsa Triolet et Louis Aragon (tome
1), Paris : Robert Laffont, 1964
|
→ Patrick O'Reilly, « Elsa Triolet
passa un an à Tahiti en 1920 », Journal de la
Société des océanistes | 1968 | 24 | pp. 149-152 [en
ligne]
→ Odile Gannier,
« Des femmes des années 1920 au
pays des vahinés : Elsa Triolet, À Tahiti
(1924), Titaÿna, Loin
(1929) », Viatica - CRLV, 6 [en
ligne]
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mise-à-jour
: 25 mars 2020 |
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