Tout dort paisiblement, sauf l'amour / Claude Pujade-Renaud. - Arles : Actes sud, 2016. - 307 p. ; 22 cm. ISBN 978-2-330-06051-0
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| J'imaginerai
qu'une jeune fille, forte et géniale, aura l'idée
originale de vouloir venger son sexe sur moi. Elle pensera pouvoir me
forcer à goûter les douleurs d'un amour malheureux.
Voilà une jeune fille qui me convient !
Sœren Kierkegaard, Ou bien … Ou bien …, Avant-propos |
Quand
il fait la connaissance de Regine Olsen en 1837, Søren
Kierkegaard est âgé de vingt-quatre ans ; elle en a
dix de moins. En 1840, il demande Regine en mariage, avant de reprendre
sa parole un an plus tard ; la rupture est douloureuse, mais en
1847 Regine épouse Frederik Schelgel qui, en 1855, est
nommé gouverneur de l'île de Sainte-Croix alors colonie
danoise. C'est là que commence la roman de Claude Pujade-Renaud
— quand, à peine installée sous les tropiques,
Regine reçoit la nouvelle de la mort de son premier amour.
C'est
l'occasion d'un regard distancié sur la blessure sentimentale
— qui est aussi d'amour propre —, sur la
société danoise et sur la vie et la pensée de
Kierkegaard.
L'écoulement du temps et le
dépaysement n'ont pas émoussé la douleur de
Regine. À qui lui suggère qu'un jour à venir on
puisse parler « de la Régine de Kierkegaard comme de
la Laure de Pétrarque », elle rétorque
vivement : « sauf que c'est Laure qui a rejeté
Pétrarque ! Un beau jour d'août
1841, Søren m'a congédié »
(pp. 146-147).
À Sainte-Croix comme à
Copenhague la bourgeoisie peine à suivre le mouvement des
idées — ici la liquidation de l'héritage
esclavagiste, là les charges répétées du
penseur contre l'institution ecclésiastique, « contre
les pharisiens » (p. 85) ; sources d'acrimonie dans les deux cas.
Il
arrive enfin que Régine, sans pour autant rompre avec son
milieu, ravive l'élan de sa jeunesse — au contact de
la nature, « je me souviens de notre bonheur à
contempler des moutons ou des chevaux au pré »
(p. 248), ou dans la solitude : sentiment diffus d'une
douleur inégalement partagée.
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EXTRAIT |
Tôt le matin, avant que la touffeur ne devienne poisseuse,
j'aime me promener dans le vaste jardin qui entoure la demeure du
gouverneur. Nourrir les oiseaux de la grande volière, quel
bonheur ! Ils m'accueillent avec des roulades, des pizzicati, des
trilles de virtuoses, je plaisante, je les tance : vous vous
croyez sur scène, vous vous prenez pour des ténors
d'opérette ? Et voilà qu'affleure la nostalgies des
soirées à l'Opéra de Copenhague — Don Giovanni est-il à l'affiche en ce moment ? Søren était fou de cette œuvre. Plus exactement, elle le rendait fou. En
revenant vers la maison — ces nobles colonnes corinthiennes
au beau milieu des palmiers et des bougainvillées me font
sourire —, j'aperçois Frederik sur le perron, l'air
grave, compassé. Comme s'il était en conférence ou
comme s'il tentait de s'accorder au style néo-classique de la
façade ? J'ai envie de le titiller, gentiment :
allons, monsieur le gouverneur de Sainte-Croix, détendez-vous
donc un peu, avec votre épouse il n'est nullement
nécessaire d'être en représentation ! En
même temps, je lui trouve belle allure. Grand, mince, à
l'aise dans ce costume blanc qui lui sied on ne peut mieux. Je
repère qu'il tient un journal — ah mais oui, le
bateau venant du Danemark a dû accoster au petit matin, apportant
le courrier et la presse de Copenhague. Peut-être une lettre de
ma mère ? Ou de ma sœur Cornelia ? Frederik descend
lentement les marches, toujours un peu solennel, et je m'apprête
à lui décocher une plaisanterie, que j'adoucirai d'un
baiser au coin des lèvres. Comme empêtré,
malheureux, il s'avance vers moi : — Je suis navré, Regine, une mauvaise nouvelle. — Maman ? (…) — Non non, Søren … Stupeur : Søren, à quarante-deux ans ? Frederik me tend le supplément du Berlingske Tidende, ouvert à la page des petites annonces : Le
dimanche 11 novembre 1855, à l'hôpital Frederik, s'est
éteint le magister Søren Aabye Kierkegaard. La
cérémonie funèbre sera
célébrée dans l'intimité le dimanche 18
novembre, à douze heures trente, en l'église Notre-Dame,
sa paroisse. L'annonce est signée par Peter Christian Kierkegaard, son frère aîné. La
sueur dégouline, mon linge doit être trempé. Comme
si tout mon corps pleurait, alors que j'ai l'impression d'être
desséchée … Très loin, un oiseau
ricane dans les aigus — l'oiseau moqueur ?
☐ pp. 12-13 |
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | NB : La citation en haut de page (Ou bien … ou bien …, Avant-propos)
est tirée de l'édition établie en 1943 pour les
éditions Gallimard (trad. par F. et O. Prior et H. Guignot). | - Marguerite
Grimault, « Kierkegaard par lui-même »,
Paris : Seuil (Ecrivains de toujours, 59), 1962
- Rachel
Bespaloff, « Cheminements et carrefours : Julien Green,
André Malraux, Gabriel Marcel, Kierkegaard, Chestov devant
Nietzsche », Paris : Vrin, 2004
- Joakim
Garff, « Kierkefaard's muse : the mystery of Regine
Olsen », Princeton : Princeton university press, 2017
| Sources des textes de Kierkeggard cités par Claude Pujade-Renaud | - Søren
Kierkegaard, « Ou bien … ou
bien … ; La Reprise ; Stades sur le chemin de la
vie ; La Maladie à la mort » éd. par
Régis Boyer, Paris : Robert Laffont (Bouquins), 1993
- Søren
Kierkegaard, « Crainte et tremblement » trad. et
préfacé par Charles Le Blanc, Paris : Payot et
Rivages, 1999
- Søren
Kierkegaard, « Correspondance » éd. et
trad. par Anne-Christine Habbard, Paris : Ed. des Syrtes, 2003
- Søren
Kierkegaard, « Journaux et cahiers de notes »
éd. par Niels Jørgen Cappelørn, Else-Marie
Jacquet-Tisseau et Jacques Lafarge (2 vol.), Paris : Fayard,
Ed. de l'Orante, 2007, 2013
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mise-à-jour : 18 juin 2019 |
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