EXTRAIT |
Dans le vieux
canal d'irrigation qui bordait la route coulait une eau claire. Comme
d'autres fois, Marta plongea ses mains dans cette eau pour la sentir
ruisseler entre ses doigts jusqu'à ce que le froid leur
fît mal. Marta, comme tous les gens de l'île, avait
la passion de l'eau, cet élément vital qui est
parcimonieusement recueilli jusqu'à la dernière
goutte. Marta n'avait jamais vu de fleuve. Fascinée, elle se
penchait sur les étangs. Les canaux d'irrigation lui
faisaient l'effet de ruisseaux d'eau vive. Quand il pleuvait, elle se
sentait heureuse, et les années d'abondance, quand pendant
un jour ou deux, coule le Guiniguada, le ravin de Las Palmas, qui
débouche sec dans la mer, Marta avait contemplé,
en se penchant sur le pont de pierre avec d'autres curieux, cette
merveille d'eau trouble, d'eau qui en arrivait à devenir
superflue, et qui coulait magistralement comme de l'or liquide qu'on
laisserait s'enfuit pour qu'il s'enfonce dans les
vagues …
C'était
peut-être la raison pour laquelle cet endroit du monde, le
tronçon de route goudronnée qu'elle appelait
« là où chantent les
oiseaux », avait un si grand charme, à
cause de ce bruit de l'eau s'associant aux taches du soleil qui
tremblaient en s'infiltrant entre les branches des eucalyptus tombant
sur la route bleue.
D'un mur
blanc, on voyait la vallée de vignobles, tremblante de
lumière, quelques palmiers, des collines, sa propre maison
au loin, et beaucoup plus loin encore un pan de mer. Comme toujours, le
silence, plein d'oiseaux, la mortifia au bout d'un moment. Il lui
apporta, comme tous les jours, une idée si forte de ce
qu'est la paix du monde que, par contraste, il fallait se souvenir de
la guerre et de la mort suspendue sur la tête de tout un
chacun. Elle n'arrivait pas à se libérer d'un
obscur remords dû à cette plénitude
physique, à ce bonheur irrépressible qu'elle
ressentait. On aurait dit qu'elle seule en Espagne était
protégée contre le fantôme
désolé de la guerre civile, les passions, les
héroïsmes et les tragédies qu'elle
provoque.
☐ pp. 130-131
|