C'est Vanuatu qui doit nous aider
Eric Wittersheim
C'est
autant le réchauffement climatique que l'accroissement urbain
incontrôlé qui a fragilisé l'archipel du Pacifique.
L'économie traditionnelle, qui devrait inspirer les Occidentaux,
est plus à même de l'aider que l'injonction au
développement.
Comme dans toute tragédie environnementale de cette ampleur, les
jours qui suivent le passage du cyclone Pam au Vanuatu sont terribles.
Ce petit pays qui fait rarement parler de lui se retrouve à la
« une » de tous les journaux. Des
témoignages effrayants nous parviennent, comme celui d’une
résidente de longue date qui décrit « le bruit d’un train de marchandises qui passerait le long de [sa] maison ».
Ou d’autres, qui nous racontent avoir entendu, terrorisés,
le fracas des arbres arrachés, réfugiés dans un
abri de fortune ou dans un container à marchandises.
L’attente,
ensuite, insoutenable : car si des nouvelles sont rapidement
parvenues de la capitale, Port-Vila, le reste du pays est coupé
de toute communication. Dans cet archipel de 80 îles, dont la
plupart ne possèdent pas de moyens de transport
réguliers, le nombre des victimes est sans doute plus
élevé qu’on ne le pense. Il faudra sans doute des
semaines pour que l’on connaisse les véritables
dégâts causés par Pam.
Passées la stupeur, puis l’angoisse, vient le temps de la
colère. Est-il vrai que ce cyclone est une conséquence
directe du réchauffement climatique ? Le récit comme
les images apocalyptiques du passage de ce
« monstre », selon le président du pays,
Baldwin Lonsdale, devraient alors nous servir de leçon. Certes,
le Vanuatu, pays tropical, en a connu d’autres. Tempêtes
tropicales, tremblements de terre, volcans en
activité … Ce pays insulaire n’est pas
à l’abri de ces calamités qu’on dit
« naturelles ». Mais jamais il n’avait
connu de catastrophe d’une telle ampleur, bien que le cyclone
Beti (1987) continue de hanter les plus âgés. Le
« pays qui se tient debout » (signification de
Vanuatu), considéré comme pauvre selon les
critères internationaux, est aujourd’hui à genoux.
Vanuatu
a pourtant des ressources : 80 % environ de la population y
vit en grande partie de manière autosuffisante. Autrefois, quand
il n’existait ni Etat, ni aide internationale, la population
possédait d’ailleurs un ensemble de techniques pour faire
face aux catastrophes : nourriture enterrée avant le
passage d’un cyclone, culture de plantes plus résistantes
en cas d’intempéries, techniques d’architecture
faites pour résister aux tempêtes …
Les savoirs traditionnels permettaient aussi de protéger des
vies : il y a cinq ans, alors qu’un tsunami risquait de
frapper le pays, les habitants des villages les plus isolés,
vivant encore largement selon les règles de la kastom (la
coutume), s’étaient réfugiés dans les
collines, quand beaucoup de leurs homologues urbains
s’étaient rendus en bord de mer pour « voir la
vague arriver ». Il est d’ailleurs probable que les
habitants des zones rurales reprendront plus rapidement un cours de vie
normal que les urbains, habitués qu’ils sont à ne
compter que sur eux-mêmes pour produire leur nourriture et leur
logement. Et conscients qu’ils sont, aussi, que
l’environnement est leur seul bien.
VALSE-HÉSITATION
N’allons
pas pour autant affirmer naïvement que tout était mieux
avant, et que les savoirs traditionnels auraient pu protéger la
population de cette catastrophe sans précédent à
l’échelle d’un pays. Mais il y a lieu de se demander
quelles leçons nous pouvons tirer de cette tragédie et de
reconnaître que nous en sommes doublement responsables, en partie
au moins : tout d’abord, par la persistance
d’inégalités profondes dans nos modes de vie qui
entraînent, on le sait, un désordre climatique sans
précédent dans l’histoire de
l’humanité. Un réchauffement global qui a pour
conséquence la multiplication et l’aggravation des crises
climatiques. Et d’autre part par une sorte d’injonction au
développement qui a entraîné au Vanuatu, comme dans
nombre d’ex-colonies, un accroissement urbain
incontrôlé.
L’inflation de la population urbaine à Port-Vila, une
capitale qui n’a jamais été pensée comme une
ville mais seulement comme un petit centre administratif colonial, a
des conséquences écologiques dramatiques : sur un
terrain très accidenté (l’île est volcanique)
l’arrachage de la plupart des arbres ne permet plus de retenir
les eaux de pluie. Depuis plusieurs années, certains quartiers,
comme le très emblématique Seven Star, sont ainsi
régulièrement inondés. Et l’essentiel de la
population urbaine vit dans des habitations de fortune en tôle
ondulée.
Depuis
2007, le gouvernement, à l’initiative de politiciens
réformateurs comme le ministre des terres Ralph Regenvanu
(ancien directeur du Centre culturel du Vanuatu), a entrepris de
promouvoir, certes timidement, la kastom ekonomi,
l’économie traditionnelle, qui permettait à la
population de vivre autrefois de manière autarcique. Faible
impact de l’homme sur l’environnement, importance du temps
passé avec ses enfants, moindres inégalités
sociales : à « l’indice de
développement du bonheur humain » (qui se veut
concurrencer le calcul uniquement économique du produit
intérieur brut classique) le Vanuatu arrive d’ailleurs
régulièrement parmi les premiers pays du monde. Il a
même été élu « pays le plus heureux du monde »
en 2006 par l’ONG Friends of the Earth. Mais, dans le
même temps, sous la pression des politiciens
« prodéveloppement » et des investisseurs
étrangers, le Vanuatu a adhéré à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour mieux
intégrer l’économie mondiale.
Cette
valse-hésitation entre deux modèles
d’économie semble avoir aujourd’hui atteint ses
limites. S’il est avéré que le cyclone Pam
n’est pas une catastrophe naturelle, mais un
« monstre » créé par l’homme,
ne serait-il pas temps de considérer un peu mieux les avantages
que procurent certaines alternatives concrètes,
éprouvées par des siècles de vie sans le secours
de l’Etat ou de l’aide internationale ?
Nous
exerçons toujours une influence énorme sur les
orientations politiques et économiques du Vanuatu, par nos
conceptions de l’économie et du
développement : il est dommage que le contraire ne soit pas
aussi vrai, car nous aurions intérêt à nous
inspirer d’un pays où la population a toujours su vivre en
autarcie, dans un environnement pourtant très hostile. Il est
urgent, aujourd’hui, d’aider le Vanuatu. Mais il est tout
aussi urgent de comprendre qu’il peut également nous
aider, à condition de tirer les leçons de ce drame
environnemental planétaire contemporain.
Eric Wittersheim
anthropologue,
maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales
Le Monde, 2015