Déplorer, maudire, ne pas comprendre
Jérôme Ferrari
Peut-être
sommes-nous entrés en guerre, peut-être sommes-nous
entrés en résistance, je ne sais pas. Il y a sans doute
bien des manières d’être en guerre et de
résister. Les querelles sémantiques paraissent bien
vaines. Mais je sais que Paris n’est pas Homs, et je
crains fort que persister à boire un apéritif en terrasse
ne transforme aucun de nous en Jean Moulin. Finalement, ce serait bien
qu’on commence par se mettre d’accord sur le sens des mots.
Avant d’entendre à la radio une ministre que je me refuse
à accabler, j’ignorais, par exemple, que les stades de
foot étaient des temples de la
« fraternité », sur lesquels
déferlent régulièrement, comme chacun sait, des
tsunamis d’amour. De même, je ne suis pas très
sûr de bien comprendre ce qu’une autre ministre,
qu’il est également superflu de nommer, appelle
« lieux de culture ». L’émotion est
immense, elle est légitime, et elle explique évidemment
que règne une certaine confusion dans le choix du vocabulaire.
Cette émotion, je n’ai aucune difficulté à
la comprendre, elle est aussi la mienne, même si je demande que
l’on me permette de n’en rien dire ici. J’en ai
mesuré l’ampleur au cours d’un week-end
sidérant passé sur Facebook. Elle est
indéniablement sincère quoiqu’elle m’ait
parfois semblé quelque peu ostentatoire et, pour tout dire,
indécente, d’une indécence irréprochable ne
provoquant qu’une nausée vague mais persistante, une
gêne comparable à celle qu’on ressent lorsque, au
cours d’un enterrement, des inconnus pleurent plus fort que la
famille du défunt. Il me semble que respecter le deuil de ceux
qui ont perdu des proches, c’est comprendre que notre peine et
notre empathie, si sincères fussent-elles, ne peuvent se
comparer à l’infini chagrin qui est, hélas, le leur
et n’appartient qu’à eux. Mais l’horreur des
attentats et la nature même des réseaux sociaux
n’invitent évidemment pas à la retenue.
Il
est donc nécessaire que l’émotion s’exprime,
même maladroitement, mais on ne peut admettre qu’elle le
fasse sous la forme coercitive d’une injonction. Car une telle
injonction revient à condamner d’avance comme complice ou
criminel tout effort d’exercice du jugement. On assiste, comme
c’était déjà le cas en janvier, à un
renversement aberrant de la maxime spinoziste : il nous serait
permis de rire, déplorer et maudire mais en aucun cas de
comprendre. Car « comprendre », bien sûr,
c’est « excuser » — et on a
honte, dans un pays qui a une si haute opinion de sa stature
intellectuelle, de devoir écrire que cette équivalence
est d’une insondable stupidité. Mais notre amour de la
dichotomie est immodéré. On en restera donc à la
dénonciation unanime de la « barbarie ».
C’est effectivement très simple, et c’est plus
confortable.
Cela
nous évitera de nous interroger sur une société
qui veut se reconnaître dans un texte, prétendument
publié dans le New York Times
[en réalité, un commentaire posté sous un article
par un internaute], compilant les clichés les plus grotesques
sur la France — et l’on voit que
l’émotion n’interdit pas qu’on tire
d’une tragédie un bénéfice narcissique. Qui
oserait critiquer cette société si festive, si
subtilement transgressive, qu’elle suscite, en raison de sa
perfection même, la colère des méchants ?
Cela
nous évitera de constater que lesdits méchants en sont
très majoritairement des produits, et il nous sera
épargné de poser cette question terrible : que se
passe-t-il, en France, pour qu’une idéologie aussi
répugnante que le salafisme devienne un objet de
désir ? — et chercher à comprendre cela,
j’ai encore honte d’avoir à l’écrire,
ce n’est excuser aucun criminel, cela n’empêche
même pas qu’on fasse tout pour les punir.
Cela
nous évitera de nous demander si la stigmatisation aveugle et
collective d’une partie de nos concitoyens n’est pas le
moyen le plus sûr d’encourager la radicalisation
— ce que savent bien les « barbares »
qui ne font pas l’erreur, eux, de ne pas chercher à
comprendre leur ennemi.
Cela
nous évitera de nous horrifier en entendant une journaliste de
France Inter demander en toute décontraction à un
parlementaire si la proposition ignoble de Wauquiez d’ouvrir un
Guantanamo à la française n’est pas, après
tout, une si mauvaise idée que ça.
Cela
nous évitera enfin de nous demander si ce que nous risquons de
perdre maintenant, à la vitesse inouïe qui est toujours
celle des catastrophes — ce que nous avons, je le crains
déjà, commencé à perdre —
n’est pas plus fondamental que le champagne, l’odeur du
pain chaud et les cinq à sept dans un hôtel parisien.