George Bernard Shaw a
dit : “ L'histoire
irlandaise est une chose qu'aucun Anglais ne doit oublier et dont aucun
Irlandais ne doit se souvenir ”.
Hélas, rares sont les politiciens anglais qui suivent le
conseil de Shaw. |
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Dermot Bolger, “ Le ventre de l'ange ”,
Nantes : Le Passeur, 1994 |
Dermot Bolger, “ La déploration
d'Arthur Cleary ”, Paris :
L'Harmattan, 2000 |
Dermot Bolger, “ Toute la famille sur la jetée du Paradis ”, Paris :
Joëlle Losfeld, 2008 |
Dermot Bolger, “ Une illusion
passagère ”, Paris :
Joëlle Losfeld, 2013 |
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Dermot Bolger
Les
brexiters pourraient
précipiter l'implosion du Royaume-Uni |
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Il
y a quelques années, un professeur d'Oxford qui se rendait
de
Londres à Paris en compagnie d'une poétesse
irlandaise
exprimait sa stupéfaction en la voyant présenter
son
passeport irlandais. Le professeur savait que l'Etat libre d'Irlande
(c'est ainsi qu'au début, le Royaume-Uni obligea l'Irlande
du
Sud à s'appeler) obtint son indépendance en 1922,
après avoir farouchement négocié avec
le
Royaume-Uni un traité qui provoqua une guerre civile. Mais
le
professeur a confessé qu'il ne lui était jamais
venu
à l'esprit que nous avions nos propres passeports et que
nous ne
voyagions plus avec des documents britanniques.
George Bernard Shaw a dit : “ L'histoire
irlandaise est une chose qu'aucun Anglais ne doit oublier et dont aucun
Irlandais ne doit se souvenir ”.
Hélas, rares
sont les politiciens anglais (et le Brexit est essentiellement, quoique
pas exclusivement, une phobie anglaise) qui suivent le conseil de Shaw.
La petite coterie d'ex-élèves des public schools
anglaises qui dirige l'agenda du Brexit se complaît
à
étaler son ignorance de l'histoire. D'intenses efforts
diplomatiques ont été
déployés pour essayer
de désamorcer les problèmes posés par
l'incohérence géographique de la
frontière
irlandaise établie en 1922
— problèmes
abordés avec une subtilité pleine d'imagination
dans
l'accord du Vendredi saint de 1998.
Les limites des 32
comtés d'Irlande ont été
tracées de
façon arbitraire, et suivent souvent des ruisseaux tortueux
marquant la fin d'un champ et le début d'un autre. Tous les
samedis dans le comté de Meath, je fais un swing sur le
premier
tee de mon parcours de golf préféré.
Ma balle
passe de l'autre côté d'un petit cours d'eau et
atterrit
dans le comté de Kildare. Nous marchons vers nos balles sans
manquer de plaisanter sur le fait de changer de comté. Mais
si
nous essayions de traverser un ruisseau qui sépare Monaghan
(en
République d'Irlande) d'Armagh (en Irlande du Nord), notre
vieille plaisanterie risquerait de devenir mauvaise.
IGNORANCE DE
L'IRLANDE
Car
si le Royaume-Uni quittait l'Union européenne sans accord,
nous
naviguerions entre des entités politiques
différentes,
avec les conséquences que cela implique :
l'affaiblissement
de notre identité européenne commune. La
frontière
irlandaise n'a certes pas disparu avec l'accord du Vendredi saint, mais
cet accord l'a réduite dans l'imaginaire public quand les
routes
ont été rouvertes et les communautés
réunies.
Certes, l'économie irlandaise souffrira
du Brexit, mais je trouve les déclarations de bien des
brexiters
loufoques — en particulier lorsqu'ils affichent
fièrement leur ignorance de l'Irlande. Cette ignorance
s'étale dans ce Tweet d'un eurodéputé
britannique : “ Voici
un fait sur la frontière irlandaise. Il y a environ 100
camions
par jour qui traversent la frontière entre le Sud et le
Nord … voilà la mauvaise raison qui
retarde le
Brexit ”.
L'eurodéputé a retiré
son Tweet lorsqu'il s'est avéré que ce sont
6 000
camions et 7 000 camionnettes d'entreprises qui traversent
chaque
jour la frontière, ainsi que 60 000 voitures
transportant
des particuliers.
Tous les politiciens britanniques n'affichent
pas une telle ignorance xénophobe. Mais en regardant leurs
débats avant le référendum du Brexit,
j'ai
été stupéfait du peu d'attention
accordé
à la frontière irlandaise. L'accord du Vendredi
saint a
vu le jour parce que notre adhésion commune à
l'Union
européenne avait permis au peuple irlandais, du Nord et du
Sud,
de sentir que, s'il ne partageait pas une identité nationale
unique, il possédait une identité
européenne
commune.
Il n'a jamais permis de surmonter les divisions entre
deux communautés nord-irlandaises bien
enracinées, mais
il a créé un terrain d'entente pour forger un
compromis
imaginatif selon lequel toutes les personnes nées en Irlande
du
Nord pouvaient librement demander la citoyenneté irlandaise
ou
conserver la nationalité britannique
— les deux
passeports leur conférant les mêmes droits en tant
que
membres de l'Union européenne. L'accord de 1998 n'a pas fait
disparaître la frontière mais les checkpoints de
l'armée britannique, les hélicoptères
militaires
et les barrages routiers appartiennent désormais bel et bien
au
passé.
Lors du référendum sur le Brexit,
l'Irlande du Nord a choisi de rester dans l'Union
européenne. En
démantelant le
“ backstop ” [“ filet
de sécurité ” ou
“ clause de
sauvegarde ” visant à éviter
la
réinstauration d'une frontière physique entre
l'Irlande
du Nord et la République d'Irlande], les
jusqu'au-boutistes ont peut-être l'impression de
démanteler l'accord du Vendredi saint.
L'intransigeance
des ultras du Brexit pourrait précipiter l'implosion du
Royaume-Uni. Rares sont ceux qui ont réellement suivi le
conseil
de Shaw lorsque celui-ci dit de ne jamais oublier l'histoire
irlandaise. Si les conservateurs n'avaient pas bloqué avant
1914
le projet de Home Rule [visant
à ce que l'Irlande soit relativement autonome tout en
restant sous la couronne britannique],
l'Irlande aurait pu jouir d'une autonomie limitée et
l'opinion
publique n'aurait pas autant soutenu la lutte armée visant
à obtenir une pleine indépendance.
A
présent, en essayant de remettre en place une
frontière
physique et de retirer le droit à une citoyenneté
européenne voté par la majorité de
l'Irlande du
Nord, les ultraconservateurs pourraient accélérer
la
tenue d'un référendum lors duquel ces
mêmes
citoyens pourraient décider, non pas de se joindre au reste
de
l'Irlande, mais de rejoindre le reste de l'Europe. Ainsi, ironie du
sort, en remportant la bataille du
“ backstop ”,
les brexiters pourraient bien contribuer à
désagréger le Royaume-Uni
— parce qu'ils ont
simplement fait fi du conseil de Shaw.
Dermot Bolger
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Le Monde, 2019 |
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