Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (Jeudi 23 Février 2019).

George Bernard Shaw a dit : “ L'histoire irlandaise est une chose qu'aucun Anglais ne doit oublier et dont aucun Irlandais ne doit se souvenir ”. Hélas, rares sont les politiciens anglais qui suivent le conseil de Shaw.
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Dermot Bolger, “ Le ventre de l'ange ”, Nantes : Le Passeur, 1994
Dermot Bolger, “ La déploration d'Arthur Cleary ”, Paris : L'Harmattan, 2000
Dermot Bolger, “ Toute la famille sur la jetée du Paradis ”, Paris : Joëlle Losfeld, 2008
Dermot Bolger, “ Une illusion passagère ”, Paris : Joëlle Losfeld, 2013
Jan Carson, La paix en Irlande du Nord est d'une fragilité presque insupportable, Le Monde, 23-24-25 mai 2021
Lisa McInerney, Le Brexit menacerait la paix en Irlande, Le Monde, 14 février 2019

Dermot Bolger Dermot Bolger

Les brexiters pourraient
précipiter l'implosion du Royaume-Uni
       
Il y a quelques années, un professeur d'Oxford qui se rendait de Londres à Paris en compagnie d'une poétesse irlandaise exprimait sa stupéfaction en la voyant présenter son passeport irlandais. Le professeur savait que l'Etat libre d'Irlande (c'est ainsi qu'au début, le Royaume-Uni obligea l'Irlande du Sud à s'appeler) obtint son indépendance en 1922, après avoir farouchement négocié avec le Royaume-Uni un traité qui provoqua une guerre civile. Mais le professeur a confessé qu'il ne lui était jamais venu à l'esprit que nous avions nos propres passeports et que nous ne voyagions plus avec des documents britanniques.

George Bernard Shaw a dit : “ L'histoire irlandaise est une chose qu'aucun Anglais ne doit oublier et dont aucun Irlandais ne doit se souvenir ”. Hélas, rares sont les politiciens anglais (et le Brexit est essentiellement, quoique pas exclusivement, une phobie anglaise) qui suivent le conseil de Shaw. La petite coterie d'ex-élèves des public schools anglaises qui dirige l'agenda du Brexit se complaît à étaler son ignorance de l'histoire. D'intenses efforts diplomatiques ont été déployés pour essayer de désamorcer les problèmes posés par l'incohérence géographique de la frontière irlandaise établie en 1922 — problèmes abordés avec une subtilité pleine d'imagination dans l'accord du Vendredi saint de 1998.

Les limites des 32 comtés d'Irlande ont été tracées de façon arbitraire, et suivent souvent des ruisseaux tortueux marquant la fin d'un champ et le début d'un autre. Tous les samedis dans le comté de Meath, je fais un swing sur le premier tee de mon parcours de golf préféré. Ma balle passe de l'autre côté d'un petit cours d'eau et atterrit dans le comté de Kildare. Nous marchons vers nos balles sans manquer de plaisanter sur le fait de changer de comté. Mais si nous essayions de traverser un ruisseau qui sépare Monaghan (en République d'Irlande) d'Armagh (en Irlande du Nord), notre vieille plaisanterie risquerait de devenir mauvaise.


IGNORANCE DE L'IRLANDE

Car si le Royaume-Uni quittait l'Union européenne sans accord, nous naviguerions entre des entités politiques différentes, avec les conséquences que cela implique : l'affaiblissement de notre identité européenne commune. La frontière irlandaise n'a certes pas disparu avec l'accord du Vendredi saint, mais cet accord l'a réduite dans l'imaginaire public quand les routes ont été rouvertes et les communautés réunies.

Certes, l'économie irlandaise souffrira du Brexit, mais je trouve les déclarations de bien des brexiters loufoques — en particulier lorsqu'ils affichent fièrement leur ignorance de l'Irlande. Cette ignorance s'étale dans ce Tweet d'un eurodéputé britannique : “ Voici un fait sur la frontière irlandaise. Il y a environ 100 camions par jour qui traversent la frontière entre le Sud et le Nord … voilà la mauvaise raison qui retarde le Brexit ”. L'eurodéputé a retiré son Tweet lorsqu'il s'est avéré que ce sont 6 000 camions et 7 000 camionnettes d'entreprises qui traversent chaque jour la frontière, ainsi que 60 000 voitures transportant des particuliers.

Tous les politiciens britanniques n'affichent pas une telle ignorance xénophobe. Mais en regardant leurs débats avant le référendum du Brexit, j'ai été stupéfait du peu d'attention accordé à la frontière irlandaise. L'accord du Vendredi saint a vu le jour parce que notre adhésion commune à l'Union européenne avait permis au peuple irlandais, du Nord et du Sud, de sentir que, s'il ne partageait pas une identité nationale unique, il possédait une identité européenne commune.

Il n'a jamais permis de surmonter les divisions entre deux communautés nord-irlandaises bien enracinées, mais il a créé un terrain d'entente pour forger un compromis imaginatif selon lequel toutes les personnes nées en Irlande du Nord pouvaient librement demander la citoyenneté irlandaise ou conserver la nationalité britannique — les deux passeports leur conférant les mêmes droits en tant que membres de l'Union européenne. L'accord de 1998 n'a pas fait disparaître la frontière mais les checkpoints de l'armée britannique, les hélicoptères militaires et les barrages routiers appartiennent désormais bel et bien au passé.

Lors du référendum sur le Brexit, l'Irlande du Nord a choisi de rester dans l'Union européenne. En démantelant le “ backstop ” [“ filet de sécurité ” ou “ clause de sauvegarde ” visant à éviter la réinstauration d'une frontière physique entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande], les jusqu'au-boutistes ont peut-être l'impression de démanteler l'accord du Vendredi saint.

L'intransigeance des ultras du Brexit pourrait précipiter l'implosion du Royaume-Uni. Rares sont ceux qui ont réellement suivi le conseil de Shaw lorsque celui-ci dit de ne jamais oublier l'histoire irlandaise. Si les conservateurs n'avaient pas bloqué avant 1914 le projet de Home Rule [visant à ce que l'Irlande soit relativement autonome tout en restant sous la couronne britannique], l'Irlande aurait pu jouir d'une autonomie limitée et l'opinion publique n'aurait pas autant soutenu la lutte armée visant à obtenir une pleine indépendance.

A présent, en essayant de remettre en place une frontière physique et de retirer le droit à une citoyenneté européenne voté par la majorité de l'Irlande du Nord, les ultraconservateurs pourraient accélérer la tenue d'un référendum lors duquel ces mêmes citoyens pourraient décider, non pas de se joindre au reste de l'Irlande, mais de rejoindre le reste de l'Europe. Ainsi, ironie du sort, en remportant la bataille du “ backstop ”, les brexiters pourraient bien contribuer à désagréger le Royaume-Uni — parce qu'ils ont simplement fait fi du conseil de Shaw.

Dermot Bolger
Le Monde, 2019