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reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (Dimanche 23-Lundi 24-Mardi 25 Mai 2021)

Quand des amis étrangers s’enquièrent de la situation actuelle à Belfast, en général je réponds : “ C’est un brin tendu en ce moment ”. Ça fait vingt ans maintenant que je répète cette phrase. La paix n’a jamais paru vraiment stable en Irlande du Nord. Aujourd’hui, elle est d’une fragilité presque insupportable.
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Jan Carson, Les lanceurs de feu, Paris : Sabine Wespieser, (septembre) 2021
Dermot Bolger, Les brexiters pourraient précipiter l'implosion du Royaume-Uni, Le Monde, 23 février 2019
Lisa McInerney, Le Brexit menacerait la paix en Irlande, Le Monde, 14 février 2019

Jan Carson
La paix en Irlande du Nord est d'une fragilité presque insupportable


Vingt-trois ans après les accords du Vendredi Saint, le Brexit et les pourparlers du protocole nord-irlandais ont accru les divisions au sein de la population et ravivé les tensions, déplore la romancière nord-irlandaise.

Le “ mur de la paix ”, West  Belfast : Peter Morrison / AP
Affrontements entre nationalistes et loyalistes, au mur de la paix sur Lanark Way, dans l’ouest de Belfast, en Irlande du Nord, le 7 avril 2021 — Peter Morrison / AP

Ce soir, un hélicoptère de la police plane au-dessus de Belfast-Est, brassant l’air tandis qu’il surveille les rues. Les hélicoptères nous jouent une bande-son permanente depuis le début des émeutes en avril. Je n’y fais même plus attention. Quand on vit en Irlande du Nord, c’est incroyable tout ce à quoi on finit par s’habituer. La bruine perpétuelle. Les politiciens qui préfèrent la polémique au dialogue. Une Assemblée, associée à l’exercice du pouvoir, qui s’effondre fréquemment, conduisant le pays au bord de la paralysie législative. Les murs de la paix et la ségrégation scolaire : un rappel constant que, malgré tous nos efforts, cette ville reste un lieu de vie divisé. Des paramilitaires affichent leur présence continue par des fresques au coin des rues et des tabassages punitifs à nouveau en forte augmentation.

J’avais 18 ans en 1998, quand fut signé l’accord de paix du Vendredi saint [mettant fin à trente ans de guerre civile]. J’ai cru naïvement que l’Irlande du Nord aurait un visage très différent vingt-trois ans plus tard. D’accord, elle est nettement plus paisible qu’autrefois mais les “ troubles ” n’ont pas complètement disparu. Je crois que notre autosatisfaction est en partie à blâmer. Nous nous sommes habitués à un bas bruit constant d’intimidations, de sectarisme et de violence, tout ce que nous avons toléré est devenu le statu quo. Quand des amis étrangers s’enquièrent de la situation actuelle à Belfast, en général je réponds : “ C’est un brin tendu en ce moment ”. Ça fait vingt ans maintenant que je répète cette phrase. La paix n’a jamais paru vraiment stable en Irlande du Nord. Aujourd’hui, elle est d’une fragilité presque insupportable.

La tension qui règne ici est des plus difficiles à expliquer. Dans le passé, il y avait deux points de vue. Catholique et protestant. Ou bien “ nous et eux ”, comme on dit par ici. Aujourd’hui, ces récits binaires ont été brisés, modifiés, et supplantés par une multiplicité de points de vue différents. Il n’existe ni récit arrêté ni notion ferme de la vérité. Ainsi, un événement comme le centenaire de l’Irlande du Nord (commémoré en mai 2021) a été célébré par les unionistes [fidèles à la couronne britannique], et contesté au sein de la communauté nationaliste qui ne reconnaît pas l’autorité britannique. Que nous ne puissions pas nous accorder sur une version établie de notre histoire, ça n’a rien de surprenant ; il n’y a même pas consensus sur le nom qu’on devrait donner à ce lieu. C’est Irlande du Nord pour certains, nord de l’Irlande pour d’autres. Les gens d’ici se battent souvent sur des questions de sémantique. Les mots peuvent être des armes s’ils tombent dans les mauvaises mains.

Dernièrement, le Brexit et les pourparlers du protocole nord-irlandais ont attisé une situation déjà incendiaire. Les unionistes se sentent trahis par Westminster. Le gouvernement tory [conservateur] n’a pas tenu les promesses faites quand le Parti unioniste démocrate (DUP) a renforcé la coalition de Boris Johnson. Les unionistes — et la majorité des Irlandais du Nord — ne voulaient pas du Brexit, ils n’ont pas voté pour, et maintenant, ils sont mécontents de devoir vivre avec ses effets : bureaucratie aggravée dans le domaine des affaires, pénurie de marchandises et retards de livraison. De plus, le Covid-19 a durement affaibli l’économie. Pendant le confinement, l’Irlande du Nord avait parfois l’impression d’être un punching-ball politique, soit qu’elle subisse des décisions législatives prises à Dublin et Londres, soit qu’on l’ignore complètement.


EXPLOSIONS DE COLÈRE

La marge de soutien entre le Sinn Fein [le parti irlandais pro-réunification] et le DUP — qui contrôlent actuellement le partage du pouvoir exécutif — est d’une minceur extrême. Une crise de leadership chez les unionistes a entraîné la démission, coup sur coup, de la première ministre DUP Arlene Foster, et de Steve Aiken, chef du Parti unioniste d’Ulster (UUP). Une menace de plus pour la stabilité unioniste. Les sondages laissent prévoir une majorité nationaliste aux prochaines élections, et, par conséquent, un premier ministre nationaliste au palais de Stormont [siège du Parlement nord-irlandais] pour la première fois depuis la création de l’Assemblée d’Irlande du Nord, en 1998. Après un tel changement à la tête de la majorité, le risque d’un vote sur le rétablissement d’une frontière avec l’Irlande du Sud se précise. Le paysage politique du pays semble au bord d’un glissement de terrain.

La communauté unioniste redoute un référendum sur la réunification, et la montée en puissance du vote nationaliste les fait trembler de terreur. Nombre d’unionistes estiment que les concessions faites pendant l’accord de paix de 1998 ont causé à leur camp un préjudice inéquitable. Les deux dernières décennies ont vu se multiplier les manifestations avec drapeaux, défilés et grands feux — autant de symboles de l’identité unioniste. L’unionisme se sait vulnérable. Un panneau paramilitaire récemment dressé au bout de ma rue proclame : “ Prévenir l’érosion de notre identité, voilà aujourd’hui notre priorité ”. J’ai instillé la même crainte aux jeunes émeutiers qui peuplent mon roman, Les Lanceurs de feu [à paraître, en septembre chez Sabine Wespieser éditeur]. Ces incendies fictifs reflètent ceux que nous avons connus ici ces derniers temps. Leurs instigateurs “ sont secrètement terrifiés à l’idée que, quand on leur aura volé leur dernier symbole, ils ne se reconnaîtront plus différents de l’étranger dans la rue ”.

L’unionisme actuel craint de perdre à la fois son identité et son influence. Les dernières manifestations se sont concentrées sur des oppositions au protocole nord-irlandais qui, selon les unionistes, créerait une frontière maritime entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni. Ils sont résolus à conserver leur identité britannique. Mais le gouvernement tory actuel n’a pas fait grand-chose pour leur assurer que l’Irlande du Nord est une partie vitale et appréciée de l’avenir du Royaume-Uni.

Début avril, la police a décidé de ne pas engager de poursuites contre les cadres du Sinn Fein qui ont enfreint les consignes de restrictions anti-Covid pour assister aux obsèques d’un ancien membre de l’IRA, Bobby Storey [enterré en juin 2020 en présence de 2 000 participants]. La frustration des unionistes a alors atteint un paroxysme. Des violences ont éclaté à Belfast, Newtownabbey, Carrickfergus et Derry. L’agitation a duré plus d’une semaine pendant laquelle les manifestants ont jeté des cocktails Molotov, brûlé des voitures et des bus, et blessé des dizaines de policiers.

C’étaient en majorité des adolescents — certains n’ayant pas plus de 13 ou 14 ans — même si des vidéos troublantes montrent des adultes en marge des manifestations qui les applaudissent. De l’avis général, ce sont leurs aînés loyalistes, en liaison avec des groupes paramilitaires, qui ont orchestré les émeutes par le biais des réseaux sociaux. Des explosions de colère dues à un méli-mélo ambigu de frustrations. Pourtant, la plupart des jeunes impliqués n’avaient qu’une connaissance vague des problèmes à l’origine des violences. Dans un article de l’Irish Times, publié en avril, un émeutier de 17 ans avoue à la journaliste Susan McKay : “ J’ai fait ça juste pour sortir de la maison. Je m’ennuyais ”. Il reconnaît ensuite qu’il ne savait pas trop quel était le motif de l’émeute.

La grande majorité des adolescents pris dans ces turbulences venaient de quartiers où la pauvreté, le chômage et l’état de santé mentale sont des problèmes endémiques. Au cours de la dernière décennie, Stormont a systématiquement raboté les subventions aux initiatives vitales de soutien à la jeunesse, aux services de santé d’hygiène mentale, et aux projets artistiques communautaires, comme ceux que j’anime régulièrement. Les aides offertes aux jeunes des milieux ouvriers sont maigres, et rares sont les solutions offertes à leurs frustrations.


CRIME ORGANISÉ ET CHÔMAGE

Une année de confinement et l’absence de formations en présence les ont exacerbées. Nombre de ces ados sont isolés, angoissés, et ils ont du mal à formuler leurs inquiétudes. Je n’excuse pas la conduite de ceux qui se sont défoulés en avril. N’empêche, il est important de prendre en compte la complexité des problèmes sociaux qui affectent aujourd’hui l’Irlande du Nord. Les jeunes des quartiers ouvriers livrés à eux-mêmes sont particulièrement vulnérables aux manipulations de leaders paramilitaires plus âgés. Si on ne fait rien de plus pour traiter les tares fondamentales du système, on risque de voir une foule de jeunes sacrifier leur avenir à des organisations qui ne demandent qu’à leur offrir un sentiment identitaire dévoyé et un défouloir à leur rage.

Je m’occupe depuis vingt ans des projets artistiques de la communauté de Belfast, en m’appliquant à franchir les lignes de division sectaires. J’ai travaillé avec des centaines d’individus des deux bords, unionistes et nationalistes, qui souffrent de la condition actuelle de l’Irlande du Nord. Peut-être qu’un fragile état de paix se joue ici, mais les problèmes cruciaux n’ont pas disparu. On ne peut plus se contenter de réprimer le malaise. Nous devons attaquer ces problèmes à la racine de part et d’autre. Des problèmes comme le sectarisme, le crime organisé, le chômage, et la vague de suicides, qui a coûté plus de vies depuis 1998 que les “ troubles ” n’en ont causé en trente ans. Un changement fondamental s’impose au niveau du gouvernement comme à celui des communautés. Je crois aussi que les individus doivent admettre et affronter leurs propres préjugés et leur morgue.

Tandis que la perspective se rapproche d’un référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, et que l’union est soumise à des pressions de plus en plus fortes, je m’attends à un vote chez nous au cours de la prochaine décennie sur la frontière en mer. Je suis protestante, issue d’un milieu de tradition unioniste, même si mes opinions politiques et mes allégeances ont évolué et mûri au fil des ans. Mes parents et mes grands-parents frémiraient à l’idée d’une Irlande unie. Pour ma part, ça m’est égal de vieillir dans le nord de l’Irlande ou dans la partie ouest du Royaume-Uni. Je veux seulement faire en sorte que les jeunes de la prochaine génération aient de bonnes raisons d’espérer un avenir meilleur. J’aimerais vivre dans un espace où les hélicoptères de la police, les émeutes sporadiques et la tension permanente ne feraient plus partie de nos habitudes. J’ai bien conscience que cela demandera à chacun de nous de changer.

Jan Carson
traduction de l'anglais (Irlande du Nord) par Dominique Goy-Blanquet

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