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Lisa McInerney
Le
Brexit menacerait la paix en Irlande |
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Je
me souviens d'une campagne publicitaire qui passait à la
télévision en République d'Irlande,
à la
fin des années 1990. On y voyait un groupe d'amis
occupés
à pêcher, à manger et à
jouer de la musique
en Irlande du Nord sous le slogan “ L'Irlande
du Nord que vous ne connaîtrez
jamais … à moins d'y
aller. ”
A cause des décennies de violence qu'avait connues l'Ulster
avant la signature de l'accord de Belfast, la majorité des
citoyens de la République d'Irlande n'y étaient
jamais
allés. En 1999, le bureau du tourisme d'Irlande du Nord vit
dans
l'entrée en vigueur de l'accord de paix l'occasion d'inviter
de
nouveaux amis vivant de l'autre côté de la
frontière. La campagne connut un grand succès et
aujourd'hui encore, vingt ans après, les Irlandais disent
souvent pour plaisanter : “ Tu ne sauras
jamais … à moins de
venir ”,
même si beaucoup ne se souviennent pas vraiment de l'origine
de
la formule.
Vingt ans. En vingt ans notre île a beaucoup
changé. Elle est devenue plus cohérente tout en
préservant les identités distinctes de ses
communautés, elle a connu de saines rivalités
entre ses
provinces et ses villages, ressenties comme un tout complexe et
dynamique, et non comme une famille désunie. Je peux me
rendre
sans problème à Belfast passer un week-end
à
boire, manger et écouter de la poésie, ou partir
visiter
les grottes de Marble Arch, dans le comté nord-irlandais de
Fermanagh, ou encore traverser Derry, ville d'Irlande du Nord,
à
l'aller comme au retour quand je me rends dans la péninsule
d'Inishowen, qui se trouve dans le comté irlandais de
Donegal.
Il est difficile pour les étrangers de réaliser
à
quel point la
“ frontière ”
irlandaise est
perméable (peut-être ne le sauront-ils jamais
à
moins d'y aller ? …).
IL Y AVAIT LA
DOULEUR
Pour
mes parents et grands parents, en revanche, il était
compliqué de se rendre en Irlande du Nord. Il y avait la
frontière, gardée par l'armée
britannique et
ciblée par l'IRA. La logistique n'était pas
simple, la
ligne n'était absolument pas perméable. Et puis
il y
avait la douleur : la méfiance entre ceux du Nord
qui se
disaient britanniques, ceux du Nord qui se disaient irlandais, et ceux
de la République qui n'étaient pas
très sûrs
de leur rôle, ou qui oubliaient leurs
frères de
l'autre côté de cette frontière et les
laissaient
combattre seuls pour leurs droits civiques.
Vingt ans, alors qu'il
semble que c'était il y a un siècle. Aujourd'hui
il n'y a
plus de points de passage physiques entre la République et
le
Nord, aucun garde armé ni sniper. Le seul détail
qui vous
indique que vous êtes passé d'une juridiction
à
l'autre, ce sont les panneaux routiers. L'Irlande du Nord les affiche
en miles, comme la Grande-Bretagne, alors que la République
utilise les kilomètres, comme dans le reste de l'Europe.
Vingt
ans, et voilà que le Brexit menace tout ce que l'accord de
Belfast à jusqu'ici protégé.
Si le Royaume-Uni
quitte l'Union européenne (UE), il ne sera plus tenu
d'assurer
la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des
individus. Alors que Theresa May avait accepté la demande du
gouvernement irlandais d'un
“ backstop ”
— un arrangement qui, pour éviter le
retour d'une
frontière “ dure ”,
garantit que le
Royaume-Uni restera aligné sur l'UE jusqu'à ce
qu'il
trouve une alternative faisable aux contrôles
douaniers —, elle veut aujourd'hui
dénoncer cet
accord sous la pression des partisans d'un Brexit dur. “ L'Irlande
n'a pas besoin d'un backstop ”,
assure-t-on à l'Irlande parce que le gouvernement
britannique finira par trouver une solution : “
Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas un problème,
cessez
de vous plaindre, faites ce qu'on vous dit. ”
De nombreux
parlementaires britanniques, en particulier ces hard-brexiters, ne
semblent pas comprendre — ou peut-être
s'en
moquent-ils — à quel point l'accord de
Belfast est un
contrat complexe, l'extraordinaire aboutissement qu'il
représente, le bien immense qu'il a fait à notre
île, ni pourquoi le peuple d'Irlande ne peut
aveuglément
leur faire confiance pour trouver une solution dans le futur.
Pour
dire les choses simplement, l'accord de paix garantit le libre choix
des Nord-Irlandais à être britanniques, irlandais
ou les
deux, et oblige les gouvernements irlandais et britanniques
à
œuvrer de concert pour assurer le bien être de la
population. Il nous a permis de démanteler l'infrastructure
qui
séparait six comtés des vingt-six autres,
divisait les
communautés et les familles, et qui a longtemps
symbolisé
la brutalité britannique et
l'inégalité entre nos
pays. Cela fait trente ans que le mur de Berlin est tombé.
Qui
pourrait imaginer le reconstruire ?
Deux éléments
ont permis à l'Irlande contemporaine de retrouver vigueur et
sécurité. L'un est l'accord de Belfast. L'autre
est
l'appartenance à l'UE. C'est en tant que membre de l'UE que
l'Irlande a eu le sentiment d'être l'égale de la
Grande-Bretagne, et qu'elle s'est sentie capable de se
libérer
du poids amer de l'histoire pour aller vers un avenir placé
sous
le signe de l'amitié et du respect.
Quand, en 2016, le peuple
britannique a voté en faveur d'une sortie de l'UE, la
majorité des Irlandais ont été
consternés,
non seulement à cause du risque d'une nouvelle partition,
mais
aussi en raison de l'attitude lamentable que certains politiciens
britanniques ont affichée à l'égard de
l'Irlande,
montrant par là qu'un nombre important de Britanniques nous
considèrent encore comme des sujets inférieurs et
indisciplinés, et pas du tout comme des amis et des
égaux.
Nous
nous inquiétons pour nos amis au Royaume-Uni qui ont
voté
pour rester dans une Europe des égaux. Nous nous
inquiétons pour ceux qui ont voté pour le Brexit,
parce
que beaucoup ont été dupés, et que
l'avenir
meilleur qu'on leur avait promis s'est surtout
concrétisé
pour quelques lâches politicards et affairistes qui ne
cherchent
qu'à s'en mettre plein les poches. Nous nous
inquiétons
pour nos amis unionistes d'Irlande du Nord, à qui l'on
demande
de choisir entre identité et sécurité
au nom d'un
pouvoir central britannique qui daigne à peine se souvenir
d'eux.
NOUS
SÉPARER À NOUVEAU
Nous
parlons des écrivains nord-irlandais comme nous parlons des
écrivains de Dublin, en tant que communauté, et
non comme
un moyen de diviser. Où en serait la littérature
irlandaise sans Seamus Heaney, né au Nord et
établi dans
la République ? Lorsque Anna Burns a
remporté le
Booker Prise en 2018, nous nous en sommes réjouis parce que
la
célébration transfrontalière est
désormais
la norme. Ici, en République d'Irlande, nous sommes tout
aussi
fiers d'écrivains nord-irlandais tels que Jan Carson, Paul
McVeigh, Wendy Erskine, David Park, Paul Mudoon, et Lucy Caldwell, pour
n'en citer que quelques-uns. Nous appartenons à la
même
tradition vitale. Le Brexit nous obligerait à nous
séparer à nouveau. Qui voudrait voir sa famille
déchirée alors qu'elle vient à peine
de se
retrouver ? Vingt ans, tout ça pour en arriver
là ?
Je me trouvais à Londres la veille du vote
sur le Brexit. J'assistais à un
événement
littéraire et m'étais mise à bavarder
avec un
jeune journaliste britannique qui me demandait ce que je pensais du
référendum. “ J'ai
peur ”, lui
dis-je. Surpris, il me demanda pourquoi. “ Parce que
si vous
votez pour la sortie, qu'adviendra-t-il de l'Irlande du
Nord ? ” “ Ah !
Je n'avais pas
pensé à ça. ”
Bon. Il n'était
pas Irlandais. Il ne pouvait pas comprendre ce que cela signifie
d'être Irlandais. Aujourd'hui encore, quand des politiciens
britanniques conservateurs se rendent en Irlande du Nord et visitent
les comtés frontaliers, ils ne semblent pas comprendre. Et
je
pense qu'ils ne comprendront jamais. Même s'ils y vont.
Lisa McInerney
traduit de l'anglais par Gilles
Berton
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Le Monde, 2019 |
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