Albert Londres

Au bagne

Arléa - Arléa poche, 125

Paris, 2008
bibliothèque insulaire

      

île-prison
parution 2008
Au bagne / Albert Londres. - Paris : Arléa, 2008. - 215 p. ; 18 cm. - (Arléa poche, 125).
ISBN  978-2-86959-816-4
Il y en avait un qui, chaque jour, lançait quelques cailloux dans la mer, à la même pointe de l'île Royale. Comme cela, il créerait une digue d'Amérique du Sud en France. Il n'aurait plus ensuite qu'à marcher dessus pour rentrer chez lui.
C'est de cette folie-là que ces tragiques misérables sont tous fous !


p. 106

Les reportages d'Albert Londres aux bagnes militaires d'Afrique du Nord ont été publiés sous le titre « Dante n'avait rien vu » (Albin Michel, 1924) — semblable impression de descente aux enfers en lisant « Au bagne »
(première publication dans Le Petit Parisien, août-septembre 1923). Chaque page blesse. Et ce sont les îles — îles du Salut ! — qui forment le septième cercle, celui où la perversion du système produit les effets les plus atrocement destructeurs. La folie rôde, se déploie et finit par régner : c'est en effet l'unique voie d'évasion.
Le recueil s'achève sur une « lettre ouverte à monsieur le ministre des colonies » ; aux dernières lignes Albert Londres y précise que « si l'enquête présente pèche sur un point, ce n'est pas pour avoir ajouté, mais oublié des choses ».

Ce rigoureux travail de journalisme, qui vaut autant par la pertinence et l'acuité du recueil d'information que par la vigueur du style, eut un effet foudroyant. Le 14 septembre 1924, Albert Londres pouvait annoncer, toujours dans Le Petit Parisien : « M. Édouard Herriot, président du Conseil, après avoir conféré avec M. René Renoult, ministre de la Justice, et M. Daladier, ministre des Colonies, a décidé la suppression du bagne colonial. (…) Telle est la solution apportée à l'enquête, que Le Petit Parisien mena, voilà juste un an, contre une institution devenue honteuse pour la France ».
EXTRAIT
AU « DIABLE »

   Au Diable ! Ce n'est pas de cet îlet que vient l'expression. Si chaque fois que l'on envoie un concitoyen au diable, le maudit devait débarquer ici, l'humanité serait trop sévère.
   Les condamnés appellent le Diable le « Rocher noir ».
   On croirait n'avoir qu'à enjamber pour passer. C'est une tout autre affaire.
   Naguère, un câble aérien réunissait les deux îles. Ainsi, chaque matin, dans un petit wagonnet, partait le ravitaillement. On ne va pas quand cela vous chante chez les déportés. Un goulet sépare les deux terres. Le courant est impératif. Aucun bateau ne s'y aventure. La mer ici semble un mur hérissé de tessons de bouteilles.
   Au pied de l'abattoir, le canot nous attendait. Les requins connaissent les jours de tuerie. Ils accourent dans l'anse dont l'eau se rougit. On les voit à la surface se réjouir du sang des bœufs.
   Le forçat boucher accroche un paquet d'intestins à un harpon. Il va nous sortir un squale. Le monstre mord à la minute. Le forçat ferre trop tôt. La bête retombe à l'eau, gueule déchirée.
   Nous embarquons.
   Pour franchir à pied la distance de Royale au Diable, trois minutes suffiraient. Nous voici en route depuis un quart d'heure. Six rameurs. Nous n'avons presque pas décollé de Royale.
   Ce sont six rudes galériens pourtant ! Leur mâchoire est agrafée. On dirait que c'est avec elle qu'ils tirent le canot. Mais chaque fois qu'ils gagnent un mètre, les rouleaux nous repoussent de deux.
   Le commandant Masse, le docteur Clément, nous sommes neuf. Aucun ne parle. Le hasard de ces minutes nous impose. Un orage s'abat à droite : rideau de fer qui descend sur l'horizon. L'orage fonce sur nous comme une charge de cavalerie.
   Nous ne parlons pas. Dans un suprême effort, les forçats enlèvent le canot et sortent du tourbillon.
   — C'est fait ! dit Seigle.
   Nous sautons sur le « Diable ». Ouvrez les bras et vous tiendrez l'île contre votre cœur. C'est tout son volume.
   Dreyfus l'inaugura. Il y resta cinq ans, seul. Voici son carbet. Il est abandonné. Je le regarde et c'est comme une très ancienne histoire que l'on me conterait.
   Voici son banc. Chaque jour, le capitaine venait s'y asseoir, les yeux fixés, dit la légende, sur la France à quatre mille kilomètres par l'Atlantique.
   Vint Ullmo. Là est sa case. Il y reçut le baptême, la communion. Voici sa lampe, son cocotier.
   La guerre a peuplé le rocher. Maintenant ils sont vingt-huit, deux par baraque.
   — Ne rappelez pas mon nom, supplie celui-là portant barbe noire.
   — Qu'avez-vous fait ?
   — En 1914, j'ai écrit à La Gazette de Cologne pour lui dire que je pourrais lui fournir des renseignements.
   Il est l'infirmier de ses camarades.
   Ils ont un peu débroussé et cultivent d'étroits jardins.
   Voici un Annamite qui ne parle qu'annamite.
   Voici un Chilien.
   C'est tout.
   Île du Diable ! tombeau de vivants, tu dévores des vies entières. Mais ton silence est tel que pour le passant tu n'es qu'une page !

pp. 106-109
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Au bagne », Paris : Albin Michel, 1923
  • « L'homme qui s'évada [précédé de] Au bagne », Paris : Union générale d'éditions (10/18, 938), 1975
  • « Au bagne », Paris : Le Serpent à plumes (Motifs, 59), 1998

mise-à-jour : 29 avril 2008

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