Pensée des
jardins / Francis Jammes. - Paris : Mercure de
France, 1906. - 198 p. ; 16 cm.
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Sur Robinson Crusoé :
quelques vers émergés de son passé invitent
Francis Jammes à une rêverie au fil de laquelle sont
évoqués certains aléas de sa propre vie en regard du
destin de Robinson : “ Moi aussi, les ouragans de la vie m'ont jeté sur une île déserte ”.
À rebours de la majorité des commentateurs, le
poète met alors en lumière le dernier acte de l'aventure
de Robinson, revenu “ de l'île ombreuse et verte ” — Robinson qu'il présente vieilli au sein de la foule urbaine et, pourtant, “ plus solitaire que jamais ”, en proie au regret, au remord, d'avoir laissé derrière lui son perroquet ou son chevreau.
Cette
variation retient d'autant plus l'attention qu'elle entre en résonance avec les
“ Images à Crusoé ” de Saint-John
Perse : même regard porté sur la vieillesse de
Robinson affrontant, aprés son retour, les obstacles que la
ville érige autour de lui : “ Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton rêve ” ;
et, moins directement que chez Jammes, même suggestion d'un
parallèle entre deux destins.
On
sait pour
Saint-John Perse ce qui pouvait forcer la mise en écho des deux
aventures ; mais Francis Jammes pouvait lui aussi revendiquer un
destin familial marqué par le monde des îles : “
mon père était né à la Pointe à
Pitre (Guadeloupe). Mon grand-père paternel fut un important
médecin à la Guadeloupe. Il y est enterré. Il mena
cette vie tempétueuse de nos aïeux (fortune, ruine,
tremblements de terre, ouragan, abolition de l'esclavage, voyages,
etc. ” (1)
Dans la “ biographie ” qui ouvre ses Œuvres Complètes (Gallimard, La Pléiade), Saint-John Perse affirme que les Images à Crusoé ont
été écrites en 1904 (1906 est, pour certains, plus
vraisemblable). À cette époque il rencontrait
régulièrement Francis Jammes, son aîné d'une
vingtaine d'années ; la littérature était au
cœur de leurs entretiens, et le roman de
Daniel Defoe a nécessairement été
évoqué. Quant au jeu d'influences de l'un à
l'autre, pourquoi douter qu'il ait été
équilibré et librement consenti ?
(1) | Cité par Jacqueline Picard, “ Les Images à Crusoé comme variation textuelle et picturale ”, Souffle de Perse (Publication de la Fondation Saint-John Perse), 7, Juin 1977, pp. 102-120 [en ligne] |
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EXTRAIT |
SUR ROBINSON CRUSOE
Je recopie ces vers d'un poème que je composai en Hollande :
… Robinson Crusoé passa par Amsterdam, (je crois du moins qu'il y passa, en revenant de l'île ombreuse et verte aux noix de coco fraîches). Quelle émotion il dut avoir, quand il vit luire les portes énormes aux lourds marteaux de cette ville ! Regardait-il curieusement les entresols où les commis écrivent des livres de comptes ? Eut-il envie de pleurer en ressongeant à son cher perroquet, à son lourd parasol qui l'abritait dans l'île attristée et clémente ? “ O Etemel ! soyez béni, ” s'écriait-il devant les coffres peinturlurés de tulipes. Mais son cœur, attristé par la joie du retour, regrettait son chevreau qui, aux vignes de l'île, était resté tout seul et, peut-être, était mort …
Parmi
tant d'évocations que suscitèrent en moi, dès
l'enfance, le texte et des images, ce n'est point la beauté des
pampres qui faisaient une grande ombre, ni le poisson
péché avec une corde et un crochet, ni ce cocotier
solitaire dans l'ardeur bleue du matin, ni les roses et pourpres
parterres d'oursins à marée basse, ni la viande de
chèvre grillée et salée du sel des rochers, ni les
œufs des tortues somnolentes, ni la fièvre calmée
peu à peu par de l'eau additionnée de rhum, ni le
perroquet, le chat et le chien familiers, ni la splendeur
désolée d'un soleil dessiné au compas, ni la
source d'eau douce, ni les plats grossièrement pétris qui
me hantent le plus peut-être … Mais la vieillesse de
Crusoé ! C'est lorsque, mêlé de nouveau
à la foule, à l'âge de soixante-douze ans, il
devient plus solitaire que jamais ; lorsqu'il n'attend plus que la
paix de la mort, vêtu d'une robe à ramages ;
lorsqu'une immense douceur, pareille à la brumâtre
lumière des tempêtes, filtre dans son obscur petit logis
de Londres. Je te salue, ô Crusoé, mon frère !
Moi aussi, les ouragans de la vie m'ont jeté sur une île
déserte d'où je n'aperçois, au large, que l'eau
assourdissante et monotone qui parfois apporte une épave que je
considère un instant. Puis ma rêverie reprend, s'harmonise
avec le bourdonnement confus de l'infini et, parfois, un sourire
traverse ma face. Que le cyclone s'apaise ! Que je voie, dans ma
vieillesse, les palmes de Dieu ombrager mon cœur semblable
à une treille pacifique.
☐ pp. 50-52 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
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mise-à-jour : 25 octobre 2022 |
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