Naufrage des isles
flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpaï
[...] / Etienne-Gabriel Morelly. - Messine [Paris] : Société
de libraires, 1753. - 2 vol. (XLI-216, 307 p.) ; 17 cm.
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JEAN DELUMEAU : Zeinzemin, le héros de la Basiliade,
règne au milieu des océans sur une île heureuse
où vit un peuple innocent. Il a refusé toutes les
séductions de L'Oisiveté, de la Mollesse, de la
Scélératesse, etc., pour s'en tenir à la
voie tracée par la nature. Or celle-ci récuse la
propriété : « le champ n'est point
à celui qui le laboure ; ni l'arbre à celui
qui y cueille des fruits ». Souverain bienveillant,
précisément parce qu'il suit les indications de
la nature, Zeinzemin se contente de veiller au bon fonctionnement
de petites communautés — Fourier les appellera
plus tard des phalanstères —
où il y a « une réciprocité
de service qui n'est jamais interrompue » et où
un travail modéré de chacun suffit pour tout produire.
Parce que, dans cette île, chacun se conforme à l'harmonie
naturelle, n'existent ni propriété, ni mariage,
ni police, ni Églises, ni privilèges. En somme
il s'agit, si l'on peut dire, d' « un État
anarchiste, sans autre loi que celle de la nature, un société
constituée sans contrat explicite » :
nous sommes loin du Contrat Social de Rousseau.
☐ « Mille
ans de bonheur », p. 303
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FRANK LESTRINGANT : Morelly le paradoxal renverse
l'ordre de présentation habituelle de l'utopie. Au lieu
d'être reléguée dans une île, celle-ci
occupe le continent solidement enraciné dans la Nature.
Cette utopie […] occupe « au sein d'une vaste Mer,
miroir de cette profonde Sagesse, qui embrasse et régit
l'Univers », un décor paradisiaque et jouit
d'un éternel printemps. Les îles, au contraire,
loin de circonscrire un ailleurs rêvé, idéal
ou fantastique, désignent l'ici et maintenant : ce
sont les diverses nations de l'Europe qui se sont détachées
du continent originel pour partir à vau-l'eau, au risque
du naufrage. […] C'est sur la terre ferme, la bien nommée
terre continente, et non pas sur une île, que se développe
en conséquence une robinsonnade naturiste, puis dans son
prolongement, une utopie agraire, où convergent les influences
croisées de la Perse, de l'Inde et de l'empire Inca.
☐ « Le
Livre des îles », p. 326
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EXTRAIT |
On dit qu’autrefois cette Terre fut infestée
d’une multitude de Monstres, qui après en avoir
séduit les malheureux Habitans, les retenoient opprimés
sous le poids des chaines dont ils s’étoient
chargés eux-mêmes, ou qu’ils s’étoient
laissé imposer. Un déluge de maux & de crimes, dont,
graces au Ciel, vous ignorez le nom même, & dont il ne
s’est conservé parmi nous qu’un souvenir
confus ; ces maux, dis-je, ravageoient ces tristes climats. La
Vérité & la Nature firent de vains efforts pour
engager ces Peuples à s’affranchir de la domination de ces
maîtres furieux : ils furent sourds à la voix
salutaire de leurs libératrices. Nulle liaison entre les membres
de cette Société confuse, prête à se
dissoudre ; chaque particulier n’est plus retenu dans les
devoirs de l’humanité, que parce qu’il ne se sent
pas assez fort pour pouvoir seul écraser le reste des
hommes ; son cœur cruel verroit avec joie périr le
monde entier, s’il en pouvoit seul recueillir les
dépouilles. Le désir d’obtenir des autres, par de
feintes caresses, ce que leur avidité ne peut impunément
ravir, empêche ceux-ci de s’entre-dévorer ;
elle cache sa violence sous de faux égards & de perfides
ménagemens chez ceux dont une lâche timidité fait
l’innocence ; ceux-là, au contraire, n’ont de
l’intrépidité que pour commettre le crime ; le
plus vil intérêt les aveugle sur les dangers ; il
arme leurs bras de poisons, de fer, ou de feux, pour établir
leur bonheur sur les ruines de toute humanité.
La Vérité, indignée de tant
d’horreurs, abandonne ces Mortels furieux ; la Nature,
privée de cette tendre mere, languit bientôt sans force
& sans vigueur ; elle fuit éperdue dans les bras de sa
mere : C’en est fait, lui dit cette puissante protectrice,
tu vas être vengée.
À ces mots
le Ciel s’obscurcit d’épais nuages, l’air
gronde, d’horribles mugissemens se font entendre dans les
entrailles de la terre, mille échos en multiplient
l’épouvantable bruit, les campagnes semblent des mers
agitées, & la mer irritée souléve ses flots en
d’énormes montagnes ; la vapeur ardente, qui sort
avec impétuosité de mille gouffres entr’ouverts, va
s’unir aux feux dont la voûte des Cieux paroît
embrasée ; l’onde en fureur se précipite avec
un horrible fracas dans les vastes canaux qui lui sont ouverts de
toutes parts ; un feu dévorant semble conspirer avec elle
pour lui faire passage ; il creuse les plus profonds abimes, &
sapant les fondemens des plus durs rochers, il leur donne la
légéreté de la ponce.
Les
malheureux Habitans fuient éperdus par-tout où la frayeur
les précipite ; ils courent vers les bords de la mer ;
ils pensent y trouver la solidité que n’ont plus les
campagnes ; mais bientôt ils se sentent
emportés : le terrein flotte sous leurs pieds ; il se
détache de ce vaste Continent une infinité d’Isles
emportées par les flots, chargées des hommes & des
animaux qui s’y sont refugiés.
C’est ainsi que la juste colére d’une
Puissance à laquelle rien ne résiste, retrancha les
branches pourries de cet arbre : elle éloigne pour jamais
ces Peuples infidéles de leur Patrie, & ne leur laisse pour
demeure que des monceaux de pierres calcinées qui les sauvent du
naufrage.
☐ Chant II, vol. 1, pp. 55-58 |
| COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - Frank
Lestringant, « L'Utopie amoureuse : espace et
sexualité dans la Basiliade d'Etienne-Gabriel
Morelly » in François Moureau et Alain-Marc Rieu
(éd.), Eros philosophe : discours libertins des Lumières, Paris : Honoré Champion, 1984
- Nicolas Wagner, « Morelly, le méconnu des Lumières », Paris : Klincksieck, 1978
| → Abdelaziz Labib, « La Basiliade : une utopie orientale ? », Dix-huitième siècle, 1991, 23 (Physiologie et médecine), pp. 307-320 [en ligne] |
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mise-à-jour : 10 octobre 2018 |
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