ERIC
VIBART
: A peine Aotourou s'était-il
embarqué pour l'île de France que parut
à Londres et fut importé à Paris un
ouvrage intitulé Le Sauvage de Taïti aux
Français, avec un Envoi au philosophe ami des sauvages
(1770), œuvre de Nicolas Bricaire de La Dixmerie. Cet homme
de lettres, membre de l'Académie d'Arras, fut à
la fin des années 1770 l'un des membres les plus importants
de la célèbre loge maçonnique des
« Neufs Sœurs »,
[…]. Proche de Voltaire, il fut à l'origine de
l'initiation du grand philosophe dans cette loge.
Au moment de repartir pour
Tahiti, le sauvage, qui n'était autre qu'Aotourou bien qu'il
ne soit jamais nommément cité, s'adressait aux
Français, faisant le bilan de son séjour en
Europe. L'ouvrage se composait de trois parties :
« L'avis de
l'éditeur » rappelait la
découverte de Tahiti et le séjour du Tahitien
à Paris. « Le sauvage de
Taïti aux Français », partie
essentielle du livre, développait dans un style
très vivant et non dénué d'humour une
étude comparative entre les mœurs
françaises et tahitiennes. Enfin,
« l'Envoi au Philosophe ami des
sauvages » était un pamphlet
dirigé sans souci de fidélité contre
les aspects les plus excessifs de la philosophie de Rousseau.
Toute la documentation de La
Dixmerie était, par la force des choses, tirée du
mémoire de Commerson, seul texte disponible à
l'époque. Rédacteur au Mercure de France
où ce texte avait paru, La Dixmerie était bien
placé pour en avoir parfaite connaissance.
L'exubérance poétique du naturaliste se retrouve
dans tous les détails du Sauvage de
Taïti. La Dixmerie n'hésitait pas
à dépasser les suppositions de Commerson, livrant
un texte d'emblée favorable au mythe tahitien.
[…]
Héritier d'Adario,
d'Uzbeck et de l'Ingénu, le discours du sauvage de
Tahiti reposait sur un constant jeu d'opposition au
bénéfice perpétuel de
l'authenticité tahitienne. Observateur critique
de la société parisienne, le sauvage de
Tahiti ne témoignait pas pour autant d'un primitivisme
forcené. « L'envoi au Philosophe ami des
Sauvages », s'adressant
à Jean-Jacques Rousseau, reprenait
les querelles traditionnelles touchant la nostalgie
supposée du philosophe pour l'état sauvage.
[…]
Certains des propos de La
Dixmerie n'étaient pas sans rappeler étrangement
ceux de la célèbre lettre de Voltaire
à Rousseau succédant
à la publication du Discours sur
l'Inégalité :
« Mon cher philosophe, je retourne dans
un pays où le nom même de philosophe
n'est pas connu. Venez nous voir, quand le séjour des
forêts vous ennuiera. Notre société
vaut bien celle qu'on y rencontre. Vous pourrez aller nu,
mais souffrez que nous soyons vêtus
légèrement … enfin
vous serez libre, mais trouvez bon que des chefs protègent
votre liberté. »
☐
« Tahiti : naissance d'un paradis au
siècle des lumières »,
Bruxelles : Éd. Complexe, 1987
(pp. 178-180)
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Nicolas Bricaire
de La Dixmerie, « Le Sauvage de
Taïti aux Français, avec un envoi
au philosophe ami des Sauvages »,
Londres, Paris : Lejay, 177r0
|
- Nicolas Bricaire
de La Dixmerie, « L'île taciturne et
L'île enjouée, ou Voyage du génie
Alaciel dans ces deux îles », La
Rochelle : La Rumeur des âges, 1995
|
→ Jean-Marie Gautier,
« Tahiti dans la littérature
française à la fin du XVIIIe
siècle : quelques ouvrages oubliés », Société
des Océanistes (Paris), Journal, tome III,
n° 3, décembre 1947 [en ligne]
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