Leonardo Sciascia

La disparition de Majorana

Allia

Paris, 2012
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Méditerranée

parutions 2012

La disparition de Majorana / Leonardo Sciascia ; traduit de l'italien par Mario Fusco. - Paris : Allia, 2012. - 110 p. ; 19 cm. - (Les Lettres nouvelles).
ISBN 978-2-84485-431-5
I will show you fear in a handful of dust, dit le poète (T.S. Eliot, The Waste Land, I, 30). Et nous croyons que Majorana a vu cette épouvante dans une poignée d'atomes.

p. 74

Né à Catane 1 en 1906, Ettore Majorana obtient en 1929 un doctorat en physique théorique, et très vite on le tient pour un des plus remarquables spécialistes des disciplines de l'atome. Enrico Fermi — prix Nobel de physique en 1938 —, affirmera : « Il y a les génies comme Galilée et Newton. Eh bien, Majorana était un de ceux-là. Majorana avait ce que ne possède aucun autre au monde » 2.

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1938, au terme d'un bref séjour en Sicile, Ettore Majorana disparaît après avoir annoncé son intention de mettre fin à ses jours. Il ne sera jamais retrouvé. Intrigué par cette aventure peu commune autant que par la personnalité du savant, Leonardo Sciascia mène une enquête qu'il présente comme un « roman policier philosophique ».

Sciascia relève, dans un premier temps, l'exceptionnelle précocité de Majorana et son apparent dilettantisme ; en effet celui-ci semble en permanence soucieux de prendre de la distance avec l'objet de ses recherches, comme s'il hésitait à les mener à leur terme. Sciascia évoque à ce propos le souvenir de Stendhal, autre génie précoce, qui « tente de se soustraire à l'œuvre, à l'œuvre qui, une fois conclue, conclut. Qui conclut sa vie » 3.

Mais c'est au-delà que Sciascia pense trouver une explication propre à éclairer d'une part cette réticence à conclure et, d'autre part, la mystérieuse disparition du savant. Majorana aurait pressenti les ultimes et terrifiants aboutissements des travaux qu'il avait entrepris — arriver à ses fins aurait pour conséquence directe de contribuer à doter l'humanité d'une effroyable capacité de destruction, voire d'auto-destruction.

Au terme de son enquête, Sciascia est convaincu que Majorana pouvait mener avec succès de telles recherches ; mais au point où il était parvenu en 1938, il pouvait également imaginer avec précision leur terrifiant aboutissement. Avancer en connaissance de causes sur une telle voie était plus qu'il ne pouvait moralement assumer. Qu'il se soit suicidé ou qu'il se soit retiré du monde est une autre question, que Sciascia n'esquive pas ; il soumet une hypothèse séduisante à l'appui de l'éventualité d'une retraite.

La première parution du texte, en plusieurs livraisons, dans La Stampa avait suscité une vive polémique. Pour la reprise en volume aux éditions Einaudi en 1975, Leonardo Sciascia avait ajouté en appendice la réplique du physicien Edoardo Amaldi 4, et sa propre réponse. Depuis le débat reste ouvert ; y participent aussi bien des scientifiques que des philosophes, romanciers ou hommes de théâtre.
       
1. Sciascia relève que, depuis Archimède, la Sicile « n'avait pas donné un seul homme de science » (p. 73).
2. cité p. 76
3. p. 29
4. Comme Majorana, Edoardo Amaldi faisait partie du groupe des ragazzi di via Panisperna — physiciens de l'atome réunis autour d'Enrico Fermi. En réponse à la contestation d'Amaldi, Sciascia observe que le scientifique souligne un argument en faisant usage d'un proverbe vénitien : « c'est un phénomène à analyser que ce recours du professeur Amaldi au dialecte vénitien, ou à un langage obscur, lorsqu'il doit dire quelque chose d'offensant » (p. 96).
EXTRAIT    Sans le savoir, sans en avoir conscience, comme Stendhal, Majorana tente de ne pas faire ce qu'il doit faire, ce qu'il ne peut pas ne pas faire. Directement et indirectement, grâce à leurs encouragements et à leur exemple, Fermi et les « garçons de la Via Panisperna » l'obligent à faire quelque chose. Mais il le fait par plaisanterie, par pari. Avec légèreté, avec ironie. Avec l'air de quelqu'un qui, dans une soirée entre amis, s'improvise jongleur, prestidigitateur : mais qui se retire dès que les applaudissements éclatent, s'excuse, dit que c'est un jeu facile, que n'importe qui peut le faire. Obscurément, il sent, dans chaque chose qu'il découvre, dans chaque chose qu'il révèle, un pas qui le rapproche de la mort ; et que « la » découverte, la révélation complète de l'un des mystères que lui confie la nature, sera la mort. Il est tout un avec la nature, comme une plante, comme une abeille ; mais, à la différence de celles-ci, il a une marge de jeu, même si elle est étroite ; une marge grâce à quoi il peut la contourner, la détourner, où il peut chercher, fût-ce en vain, un passage, un point de fuite.

   Aucun de ceux qui l'ont connu, qui ont été proches de lui et qui, par la suite, ont parlé de lui, n'a écrit à son sujet, ne se le rappelle autrement qu'étrange. Et il l'était vraiment ; étrange, étranger.


p. 31
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « La scomparsa di Majorana », Torino : Einaudi (Nuovi coralli, 139), 1975
  • « La disparition de Majorana » traduit de l'italien par Mario Fusco, Paris : La Quinzaine littéraire (Supplément au n° 228), 1976
  • « La disparition de Majorana », in Œuvres complètes (vol. 2) 1971-1983, Paris : Fayard, 2000
  • « Ettore Majorana tra scienza e letteratura : il caso Sciascia » a cura di Manuela Naso e Gherardo Ugolini, Frankfurt am Main : Peter Lang, 2007
  • Etienne Klein, « En cherchant Majorana », Sainte-Marguerite-sur-Mer : Ed. des Equateurs ; Paris : Flammarion, 2013

mise-à-jour : 16 octobre 2022

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