Mémoire
du vide / Marcello Fois ; traduit de l'italien par Jean-Paul
Manganaro. - Paris : Seuil, 2008. - 271 p. ;
21 cm.
ISBN
978-2-02-093403-9
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L'antique
sagesse comprend bien ces choses-là …
☐ p. 214 |
« Aux frontières de
l'empire »,
la Sardaigne a toujours fait figure de terre à
conquérir,
proie tour à tour de Carthage, de Rome et de Byzance, des
Vandales, de Gênes et de Pise, du royaume d'Aragon, du
Piémont et enfin de l'Italie naissante. Mais l'île
turbulente n'a jamais cessé de résister
à
l'âpreté de ces
pouvoirs venus d'ailleurs, ses habitants y gagnant une tenace
réputation de barbarie. Le banditisme qui sévit
de tout temps en Sardaigne répond à
l'incapacité des occupants successifs à
acquérir un
minimum de légitimité aux yeux de la population.
C'est aux alentours
des Montagnes
dangereuses — Insani montes —,
déjà signalées au Ier
siècle av. J.-C. par Diodore
de Sicile, que s'arme la
résistance à l'occupation ; c'est
là que le banditisme
sarde
est ancré ; c'est là que se
noue et se
dénoue dans la violence et dans le sang la geste de Samuele
Stocchino — « personnage
historique autant que légendaire » —,
telle que la relate Marcello Fois qui, pour autant, ne renonce pas
à ses prérogatives de romancier.
À
l'aube du XXe
siècle, un affront aux lois de l'hospitalité,
antiques
mais ici toujours vivaces, arme le ressentiment de Samuele, mais ce
n'est qu'au retour de la Grande Guerre que cette énergie
pourra
se libérer, car « le
loup qui bat dans sa poitrine a fait ses crocs ». Alors,
meurtre après meurtre pendant une dizaine
d'années, un
long fléau va harasser la province d'Ogliastra.
La
scène est
d'une beauté rude, les faits s'y enchaînent au
rythme d'une dramaturgie immémoriale.
Quand
le parcours s'achève, Marcello Fois jette un dernier regard
sur
son personnage, reclus au fond d'une grotte, au seuil d'un vide abstrait : « là,
pendant un instant à peine, tout fut clair, et la distance
fut
claire, et l'attente fut claire, et clairs furent les temps et les
lieux. Là, à l'intérieur de cette
mémoire
du vide, quand il semble que tout sera et que, au contraire, tout a
été, Samuele Stocchino réussit
à
pleurer ».
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FABIO GAMBARO :
[…]
En
alternant les voix et les points de vue, Fois construit un roman aux
accents de tragédie antique, qui exploite une
variété de langues et de registres, en retrouvant
le
rythme du récit oral, depuis toujours enraciné
dans la
culture sarde. A côté de l'italien, il
n'hésite pas
à recourir au dialecte sarde. « On
utilise les langues que l'on connaît
— une, deux,
trois — en fonction du projet du livre. Parfois, je
fais
appel au dialecte, mais sans aucune intention de revanche
vis-à-vis de la langue italienne. D'ailleurs, je ne
comprends
pas certains écrivains italiens qui utilisent les dialectes
comme des programmes politiques »,
souligne
l'écrivain qui, à ses débuts,
s'était fait
connaître comme auteur de romans noirs. Aujourd'hui Fois
délaisse volontiers les structures du polar pour croiser les
genres et les styles, au nom d'une liberté
d'écriture
dont il tire le meilleur.
En
revanche, son intérêt
pour l'histoire, ses ombres et ses secrets traverse depuis toujours son
œuvre : « Je
vis dans un pays sans mémoire, qui a la
présomption de connaître son passé,
dit Fois. J'ai
toujours peur de la dictature de l'oubli. Les écrivains ont
le
devoir de transmettre la mémoire, avec leurs moyens et en
toute
liberté. Les intellectuels et les écrivains ne
doivent
pas être un club de narcissiques, mais un corps utile
à la
société ».
➝ Le Monde des livres,
12 septembre 2008 [en
ligne]
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EXTRAIT |
Ainsi commence-t-on à le voir partout :
dans les
couvents habillé en bonne sœur, dans les bois nu
comme le
premier homme, près des sources au moment où il
se
désaltère avec les bêtes, aux
croisements alors
qu'il attend l'ennemi. Aux enfants qui ne dorment pas on dit que le
tigre arrive. Sept crimes en 1925. Toujours à un pas
d'être capturé, toujours impossible à
capturer.
Samuele n'est pas vivant, celui qui l'attraperait
découvrirait que cette enveloppe de nerfs et de muscles est
un
corps vide. Celui qui l'a regardé dans les yeux a vu le
regard
vide, distant, du bourreau.
Qui sait les choses dit
qu'en fin de compte certains riches de la zone profitèrent
de la
situation pour gagner les bonnes grâces de Stocchino et
s'approprier une partie des biens de ses ennemis. Qui sait les choses
dit : raisonnez un peu … À
votre avis,
Stocchino, à lui seul, pouvait-il faire tout ce qu'il a
fait ?
Mais comme l'a écrit le poète :
Como
nessi no tenzo s'orriolu
de dare attentu a sa tanto istimada :
de cussa razza de sos traitores
devo distruer manoos e minores.
Puisque je n'ai aucune envie
de surveiller la femme que j'aime
de cette race de traîtres
je veux détruire grands et petits.
Son Excellence le préfet Gandolfo a l'impression
d'entendre une langue qui n'en est pas une. Celui qui parle de cette
façon est certainement dangereux. Son assistant à
la
petite moustache, au contraire, a l'impression de lire les compte
rendus de Cicéron sur les Pellites, les gens des nuraghes
couverts de peaux.
« Cela veut
dire … explique-t-il, que,
délivré de toute
affection, il est libre maintenant de frapper sans crainte de
représailles. »
Le préfet
regarde son assistant. Ce sergent devenu fou commence à lui
créer des problèmes avec Rome. Mais la question
de
l'ordre public semble être maîtrisée.
« Activons les
milices », ordonne-t-il.
☐ pp. 215-216 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Memoria
del vuoto », Torino : Einaudi, 2006
|
- « Sempre caro »,
Paris : Tram'éditions, 1999 ;
Paris : Seuil (Points, 720), 2001, 2005
- « Sheol »,
Paris : Tram'éditions, 1999 ;
Paris : Seuil (Points, 735), 2000
- « Sang
du ciel », Paris :
Tram'éditions, 2000 ; Seuil (Points-policier, 926),
2001
- « Un silence de fer »,
Paris : Seuil, 2000 ; Seuil (Points-policier, 1189),
2004
- « Plutôt
mourir », Paris : Seuil, 2001 ;
Seuil (Points, 1298), 2005
- « Gap »,
Paris : Seuil, 2002
- « Nulla : une espèce de
Spoon river », Paris : Fayard,
2002
- « Ce
que nous savons depuis toujours », Paris :
Seuil, 2003
- « Ce
que tu m'as dit de dire », Paris :
Gallimard, 2004
- « Les
hordes du vent », Paris : Seuil, 2005
- « Petites
histoires noires », Paris : Seuil, 2005
- « La
lignée du forgeron », Paris :
Seuil, 2011
- « C'est
à toi », Paris : Seuil, 2014
- « Cris,
murmures et rugissements », Paris : Seuil,
2015
- «
La lumière parfaite », Paris :
Seuil, 2017
|
- Lina Aresu,
« Samuele
Stochino : storia del bandito chiamato tigre d'Ogliastra »,
Cagliari : L'Unione sarda, 2004
(référence
suggérée par Marcello Fois dans son Avertissement en
fin de volume)
- Franco
Fresi, « Banditi
di Sardegna, storia e storie di banditesse e fuorilegge tra la fine del
Settecento e i primi decenni del Novecento : mito e
realtà
dei leggendari protagonisti di tanti racconti
popolari »,
Roma : Newton & Compton, 2005 (référence
suggérée par Marcello Fois dans son Avertissement en
fin de volume)
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mise-à-jour : 3
avril 2017 |
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