NOTE DE L'ÉDITEUR (1963) : Ce livre singulier nous révèle la vie d'un village perdu au centre des montagnes de la Sardaigne et la survivance paradoxale, en plein XX^e siècle, d'un peuple de bergers pillards dont l'organisation archaïque a échappé à toute évolution, en lutte continuelle avec les forces d'occupation des états qui s'y sont succédées. On découvre le monde mystérieux et fascinant des grandes familles pastorales attachées à leurs traditions millénaires de vendetta et de razzia. Bergers à l'existence incroyablement primitive, bandits sanguinaires et parfois picaresques, forment un peuple au caractère austère et farouche, doué pourtant d'un sens poétique qui avait déjà frappé D.H. Lawrence.

Le brigandage d'Orgosolo — qui n'a rien à voir avec le brigandage sicilien et celui de l'Italie méridionale : la Mafia et la Camorra — n'est pas un phénomène qui relève de la criminalité, c'est le produit d'une structure économique et sociale dépassée que seule la sociologie pourrait mettre en évidence.

ALBERTO MORAVIA : […]

Les raisons profondes pour lesquelles le peuple d'Orgosolo s'est […] arrêté, inexplicablement, à des mœurs, à des coutumes qui remontent à l'âge de pierre et obscures au point de lui échapper à lui-même, si aveuglément et tenacement qu'il soit attaché à elles, doivent être […] recherchées dans les vicissitudes de son histoire et se ramènent à une seule cause essentielle : la carence de l'administration de type colonial imposée, à travers les âges, par les Etats qui se sont succédés en Sardaigne depuis le temps où ces mœurs et ces coutumes néolithiques, qui subsistent encore aujourd'hui, étaient encore valables, encore actuelles. En d'autres termes, j'estime qu'à l'origine de tout archaïsme, on trouve un trauma social de même qu'à l'origine de toute difformité, de toute interruption du développement normal du corps humain, on trouve une maladie.

[…]

Le caractère si particulier de la criminalité à Orgosolo est confirmé par cette bouffée d'air frais qui se dégage des mœurs comme de la langue des Orgosolais. Il suffit de confronter ce beau dialecte, si rude et si lisse, avec l'argot du « milieu » de n'importe quel pays d'Europe ou d'Amérique, ce qu'il peut y avoir de sain, d'intègre dans la vie de ces « bandits » sardes avec l'obtuse, la morne dépravation de tous les gangsters du monde, pour comprendre que ce n'est que hâtivement, par présomption ou par ignorance que l'on peut appeler ce pays-là criminel.

[…]

☐ Préface, pp. 13-15