Nuits
difficiles / Melpo Axioti ; trad. du grec par Mireille
Brugeas. -
Paris : La Différence, 2014. -
221 p. ;
20 cm. - (Littérature
étrangère).
ISBN
978-2-7291-2103-7
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Le
monde entier est plein de choses étranges.
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p. 123 |
Insérés
au cœur d'un récit qui s'ouvre et se referme
à
Athènes, les souvenirs que relate Melpo Axioti ont pour
cadre principal
Mykonos — qui n'est jamais nommée. Rien
même ne
désigne explicitement un cadre insulaire, sinon
l'éloignement de la capitale où les femmes ont des ailes,
le rythme aléatoire des arrivées et
départs de bateaux, le sentiment que là-bas, tout est
beau :
« D'un endroit, ton mari te rapportera une toile
tissée par des filles qui ne voient jamais le jour, d'un
autre,
il te rapportera peut-être du miel »
(p. 69).
C'est
pourtant toute la vie d'une communauté insulaire qui surgit
de
la mémoire de Melpo Axioti (née en 1905) qui a
vécu à Mykonos, où sa famille avait
ses racines,
entre 1922 et 1930. Ces échos d'une jeunesse insulaire sont
restitués dans le flot d'un monologue intérieur
où
se fondent une multitude de voix, l'une qui dit je
— à laquelle répondent ou se
juxtaposent la
voix du père, celles d'amies, de voisins et voisines, celle
du
pope ou encore d'un brigand
de passage.
On
assiste, au fil de ces longues et fluides plages polyphoniques,
à la naissance d'un monde — tel
que le devine la
jeune fille et tel qu'elle croit le voir dans les yeux de ses
proches ; un monde où les brouillards qui montaient
à cause des eaux comme les passage des hirondelles
ne comptent pas moins que
les angoisses des hommes, ces autres brouillards.
Mykonos est encore
au cœur d'un roman écrit par Melpo Axioti
près de trente ans plus tard : To spíti mou
(Ma maison), inédit en français.
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Romancière,
poétesse et traductrice (de Tchekhov, entre autres), Melpo
Axioti est née à Athènes en 1905.
Inscrite au
Parti communiste en 1936, elle milite au sein de l'EAM (Front de
libération nationale) dès le
déclenchement de la
guerre. Expulsée de Grèce en tant que communiste
en 1947,
elle passe dix-sept ans en exil, dont quinze dans le bloc de l'Est.
Autorisée à rentrer dans son pays en 1964, elle
publie
deux romans, Ma maison
(1965) et Kadmo
(1972). Elle meurt en 1973. |
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EXTRAIT |
Le pope mâchonne encore le tournesol et se
prépare.
La chaleur est à son comble. Le pope mâchonne le
tournesol. Les mains de mon père tremblent. C'est comme si,
au
beau milieu de l'été, la terre vomissait toutes
ses
entrailles.
« Père,
cet endroit … sac après sac
j'ai apporté
la terre pour le créer. On m'a pris pour un fou. Des rochers
et
des épines. À cette époque, il ne
poussait rien
d'autre sur ce terrain. La terre, sac après sac, mon amour
et ma
volonté. Je me suis heurté à pas mal
d'obstination
chez les arbres fruitiers. Ils ne se sont pas
décidés
facilement à prendre racine. Plus d'une fois je me suis
trouvé en mauvaise posture, — restez ici
avec moi, je
leur ai dit, pourquoi aller vous livrer à d'autres
mains ?
Qui vous aimera davantage ? … Ensuite,
l'eau. Elle ne
voulait pas couler suffisamment. Cela aussi m'a pas mal
tracassé. Je creusais toujours plus profond, et elle, elle
se
retirait encore plus bas. Pas mal d'obstination, et d'oppositions. Les
parfums, les semences, tout …
« Jusqu'à
ce qu'arrive une nuit où, semble-t-il, subitement, ils m'ont
donné leur confiance, et à l'aube, subitement,
ils se
sont livrés à moi !
« Et
à dater de ce jour, l'endroit s'est empli de vies et de
conciliabules. Depuis, j'ai été moi aussi empli
de
quelque chose comme de la joie, et de l'orgueil. Et j'ai connu depuis
ce jour des moments de création plus réels que ne
m'en
dont donné les enfants nés de moi. Au sujet des
enfants,
vois-tu, j'ai encore des incertitudes et de bien grands doutes.
— Auront-ils une vie plus facile que celle que nous
avons
connue ? Et s'ils vivent, ne vont-ils pas la trahir, leur vie,
la
déprécier ? Questions
insolubles …
Tandis que cette
création-ci … J'ai eu le
temps, je l'ai vue, et maintenant je suis sûr.
« Cela
dit, à l'avenir, cet
endroit … Que
deviendra-t-il donc, père, cet endroit, quand je
mourrai … Comme nous sommes des être
humains, nous
n'avons pas l'organisation des abeilles. Il ne reste pas de nous des
actes anonymes, propres à être
continués
après nous par … l'autre. C'est
pourquoi nos
actions restent inachevées. C'est un monologue. Chacun fait
selon le temps qu'il a. Sans écho. Sans suite. Et pourtant,
père, il n'y a rien de plus triste qu'un jardin à
l'abandon. »
Alors
dans la grande chaleur s'est élevé un murmure, de
profondes respirations, ou, aurait-on dit, comme si des serpents
rampaient sur des feuilles, — la fumée
s'est
élevée, épaisse,
— il s'y
connaît, le pope, il l'a provoquée au dernier
moment, en
mettant le feu à des herbes sèches.
« Je ne
m'attendais pas à une telle émotion, viens,
père,
dépêches-toi, prends-les », dit
mon père
à voix basse, — et le pope, qui est
prêt, le
visage couvert, avec des mouvements imperceptibles, recueille l'essaim.
Pendant
un bref instant, il a réussi à se maintenir entre
ciel et
terre. Et c'est dans ce bref instant-là que les mains de mon
père ont cessé de trembler,
— pour que naisse
un monde.
Après
ce chaud après-midi d'été, les
résédas ont peut-être reçu
quelques
opiniâtres piqûres supplémentaires, je
ne sais, mais
nous, en tout cas, il nous en est resté une
émotion
encore plus profondément gravée, et du miel en
abondance.
Nous
avions donc du miel, nous avions des fruits, des conversations
étranges avec les voisins, des nuits étranges, et
le ciel
avec les étoiles … Là-haut,
tout devient
clair à coup sûr, comme des visages qui ne sont
plus
mangés par la barbe, aussi clair que le soir quand on fixe
le
soleil.
Nous
avions donc des fruits, une foule de petits endroits où nous
mettre, un calme sans limite, et chaque matin sans faute le lever du
soleil en face, — d'abord au dessus des
cyprès et de
la cloche la plus haute du monastère, puis sur les rosiers,
puis
enfin sur l'ensemble du monde. Le coucher du soleil, nous ne l'avions
pas, derrière nous il nous est dérobé
par la
montagne qui, comme disait mon père, à toute
allure
dérobe aussi le jour. À peu de distance de notre
terre,
nous avions aussi une commère, Stamata.
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pp. 159-162 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Dýskoles
nýchtes », Athēnai : Rodēs, 1938
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- « To
spíti mou »,
Athēnai : Kedros, 1965
|
- Maria
Kakavoulia, « Interior monologue and its discursive
formation in Melpo Axioti's Dyskoles
Nychtes », München :
Institut für Byzantinistik und Neugriechische Philologie der
Universität (Miscellanea
Byzantina Monacensia, 35),
1992
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mise-à-jour : 9
octobre 2014 |
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