L'Innocence du premier
âge en France / Louis-Edme Billardon de Sauvigny. -
Paris : De Lalain, 1768. - XVI-120 p. ;
22 cm. - Contient : La Rose ou la Feste de Salency [et] L'Isle d'Ouessant, suivis de
la musique avec accompagnement de harpe, etc. par Mr. M*****y
|
Dans
un style qui désespérait Grimm, Billardon de
Sauvigny (1736-1812) trace une image des îles d'Ouessant et
de Sein qui mêle idylle et utopie d'une part, sauvagerie et
barbarie d'autre part. On est dans la seconde moitié du
dix-huitième siècle, et l'influence de Rousseau 1
plus que celle de Voltaire est sensible.
C'est
une fable — mais l'auteur s'en
défend —
où le monde insulaire aux confins de la Bretagne sert de
décor à une intrigue improbable permettant
d'opposer les
mœurs fières et vertueuses des Ouessantois
aux mœurs
féroces des pirates qui
peuplent l'Isle des
Saints ; d'évoquer
également les mystères du monde celte, et de
conclure sur la nécessité d'une
régénérescence morale et d'un nouvel
ordre social.
1. |
Malicieusement salué dans
l'Introduction :
« J'ai cru devoir laisser à mon
héros des
foiblesses qui tiennent à l'humanité :
son mal de
cœur pendant la tempête, et son ignorance dans
l'art de
nager ; art dont l'exercice est très sain, et peut
souvent
devenir très nécessaire, comme l'a si bien
démontré l'éloquent
Rousseau ». |
|
KARINE
SALOMÉ : Le
récit met en scène, à une
époque
indéterminée, des aristocrates qui,
chassés
d’Armorique et voulant gagner l’Angleterre,
trouvent refuge
dans l’île d’Ouessant. Ils
découvrent un
peuple vertueux et pauvre, soumis aux menaces
répétées de brigands. Leur chef,
seigneur De
Rieux, enjoint les insulaires, et notamment le plus brave
d’entre
eux, Alaric, à combattre les pirates et propose
l’aide des
nobles. Les Ouessantins et leurs nouveaux alliés se lancent
alors dans une expédition militaire, poursuivant sur une mer
déchaînée les brigands
jusqu’à
l’île de Sein. Après de nombreuses
péripéties, dont une lutte acharnée au
sein
d’une grotte au cours de laquelle les insulaires trouvent la
mort, les aristocrates victorieux retournent à Ouessant et
prennent la décision de s’établir dans
l’île afin d’épouser les
veuves et de fonder
une société idéale, où
régneront
l’égalité et la liberté.
☐
« Figures
menaçantes et tableaux inquiétants : les
représentations des îles bretonnes (milieu XVIIIe
siècle-fin XIXe
siècle) », in Mickaël Augeron et
Mathias Tranchant (dir.), La
violence et la mer dans l'espace atlantique, XIIe-XIXe siècle
|
ERIC
FOUGÈRE : L'Isle d'Ouessant
permet de recenser nombre des clichés qui collent
à la
littérature insulaire. Manichéisme :
elle est la
proie désignée d'incursions farouches en
provenance de
l'île des Saints sa voisine […] ;
héroïsme : un jeune
étranger du continent
nommé Rieux s'y comporte en nouveau
Prométhée. Son
alliance avec Alaric, un jeune Ouessantin subjugué par les
exploits de son compagnon, réveille un celtisme atavique.
À la tête d'une troupe de soldats, Rieux le Breton
mène avec Alaric une expédition contre
l'île des
Saints si mal nommée, remporte la victoire, et
décide sa
troupe galvanisée à sceller une alliance avec
l'île
secourue. Ouessant vient de perdre sa population mâle. Il
faut la
remplacer. C'est bientôt chose faite. En contractant des
mariages, Ouessant fonde un nouvel ordre social. Un petit peuple est
revivifié dans son sang, qui donne une
société
recivilisée. Révolution de quelques lignes.
« Alors fut
bornée l'autorité paternelle. A seize ans le fils
est libre. L'Etat y gagne un citoyen, le père un ami. Dans
la fête qu'ils célébrèrent
au jour de leurs mariages, le Ciel et leurs compagnes
reçurent leurs serments à la lueur d'un vaste
bûcher dont, chaque année, on renouvelle la
mémoire. Là furent consumés, avec
joie, ces titres pompeux, faible aliment de la vanité des
nobles, garant plus faible encore de leur
mérite. » (p. 102).
☐
« Billardon
de Sauvigny et l'innocence perdue du premier
âge », in : Escales en
littérature insulaire : îles et balises,
p. 86
|
EXTRAIT |
Que ne restons-nous dans cette Isle ? Oui, mes amis,
restons
ici, pour y braver les injustices des hommes, pour y rire en paix de
leurs folies, et pour y respirer la liberté. C'est ici que
nous
trouverons des Citoyens et des Compagnes vraiment dignes de nous. La
Noblesse la plus ancienne et la Vertu. Eh ! que nous importent
ces
titres vains que la naissance et le hasard nous ont
donnés ? Que nous importent ces honneurs
prétendus
qui s'accordent moins au mérite qu'à la
flatterie, et qui
sont plutôt des marques d'esclavage que de
grandeur ?
Amis ! cette terre est fertile ; elle nous suffit.
Plus
d'ambition. Plus d'amour pour les richesses. Vivons en commun. Restons
égaux : et soyons justes.
Il dit. Le
ton imposant de sa voix, son air fier et animé retenoit ses
Compagnons dans un silence profond. Son discours les avoit d'abord
abatus, éblouis comme quand la foudre éclate au
milieu
des éclairs. Bientôt des larmes de joie coulent de
leurs
yeux attendris. Ils courent l'embrasser ; et, d'une voix
unanime,
ils remettent leur sort entre ses mains.
Alors il
fut décidé qu'ils resteroient pour toujours dans
l'Isle
d'Ouessant, qu'ils s'uniroient aux filles de ces respectables
Vieillards. Ils apprirent à cultiver la terre, à
s'exercer à la pêche, et à construire
des barques.
Ils voulurent que l'entrée de leurs cabanes fut libre,
même aux heures du sommeil. Ils laissèrent les
troupeaux
errer sans guides au milieu des gras pâturages. Ils n'ont
recommandé que trois choses à leurs
descendans :
l'égalité, la continence et la
frugalité.
La première des cabanes qu'ils
élevèrent
fut, en même tems, le sanctuaire des loix et le temple du
créateur. Un trône est au milieu, où,
sur des
tables consacrées, sont les points fondamentaux de la
morale.
Ces tables sont leur premier souverain. Les Vieillards, qui seuls ont
le droit de les lire au Peuple assemblé, ne peuvent obtenir
que
du respect, et jamais de pouvoir.
☐ L'Isle d'Ouessant, pp. 160-164
(dans l'édition Chevet, 1796) |
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
La
première édition (De Lalain, 1768),
évoquée
ici, réunit deux récits distincts :
« La
rose ou la fête de Salency » et
« L'Isle
d'Ouessant » ; la seconde
édition (Ruault, 1778)
ne reprend pas le récit ouessantin qui
réapparaît
dans une édition ultérieure (Chevet, 1796)
|
- Eric
Fougère, « Billardon de Sauvigny et
l'innocence perdue du premier âge » in Escales en
littérature insulaire : îles et balises,
Paris : L'Harmattan (Littératures
comparées), 2004 [contribution publiée
initialement dans la revue Dix-Huitième
Siècle | 26 | 1994]
- Mickaël
Augeron et Mathias Tranchant (dir.), « La violence
et la mer dans l'espace atlantique, XIIe-XIXe
siècle », Rennes : Presses universitaires
de Rennes, 2015
|
|
|
mise-à-jour : 1er septembre
2017 |
|
|
|