Le pornographe de John McGahern est un écrivain infidèle à sa vocation qui, pour gagner sa vie, apprivisionne régulièrement en écrits licencieux Maloney, un éditeur affairiste. Ce détour permet une fois encore à l'auteur d'éclairer la société irlandaise et ses tensions ; dans ses précédents romans John McGahern s'en était déjà pris non sans violence à certains conformismes ce qui lui avait valu, après la publication de L'obscur, d'être révoqué de l'enseignement.

Sont donc à nouveau questionnés ici des sujets sensibles en Irlande : la religion, la famille ou la place de l'individu dans la société — la tribu. Mais la portée de la fable est plus large ; on peut y lire en creux une réflexion sur l'écriture et sur le regard, regard qui met en danger d'isolement, celui qui est regardé non moins que celui qui regarde. Maloney interpellant malicieusement le pornographe pourrait aussi bien viser John McGahern : « pourquoi donc es-tu contraint de t'exiler de la sorte, alors que toute ta vie et ton œuvre sont déjà l'incarnation même du concept d'exil ? »

EXTRAIT

Une grande lassitude m'envahit, et j'ai le visage en feu, lorsque je quitte la machine à écrire. Pour que les choses soient cohérentes, il y faut inévitablement un peu de notre sang à nous. Je suis incapable de relire ce que j'ai écrit. D'autres seront-ils troublés par la lecture de ces pages, au point de sentir leur chair s'embraser, comme ce fut le cas pour moi quand je les rédigeai avec une médiocrité voulue ? La rougeur de mes joues se prolongerait-elle dans la chair des autres, mes mots deviendront-ils leur univers ? Et l'âme au milieu de tout cela, l'âme qui suit sa trajectoire aveugle et solitaire parmi les étoiles ? Et le cœur, qui ne bondit de joie que pour souffrir ensuite ? Et l'esprit, qui se croit libre et sait qu'il ne l'est pas ? Quel rôle jouent-ils, dans ce funeste mariage avec le corps dont l'unique instinct est de survivre, de satisfaire ses besoins par tous les moyens, et de se reproduire au passage avec une arrogante fatuité ? J'ai hâte de me retrouver dans la foule du bar, la fumée des cigarettes, les commandes que l'on crie à pleine voix ; déjà j'imagine la première longue gorgée de stout noire et fraîche, la mousse contre mes lèvres, et ensuite le rythme et la batterie que j'entendrai en gravissant l'escalier à la moquette tachée qui mène au dancing. Je me regarde dans la glace mais, à part mes joues encore un peu roses, ma tenue est parfaite aussi bien pour boire que pour danser ; et c'est avec un frisson de soulagement que je sors, laissant la lumière allumée à côté de la machine à écrire et des feuilles blanches sur le marbre tranquille. ☐ pp. 33-34