GÉRARD
BARTHÉLÉMY : La
défense des Noirs passe […] curieusement par
l'anti-africanisme dans la mesure où les Blancs qu'il faut
convaincre ont une perception négative de la
« sauvagerie » africaine
à laquelle Haïti ne saurait s'assimiler.
[…] Hannibal Price
restera dans cette logique mais se laissera sans doute emporter par sa
plume lorsqu'il ira jusqu'à attribuer l'évolution
du créole, sous la colonie, vers la civilisation au contact
quotidien qu'il avait su entretenir alors avec la culture du peuple
colonisateur :
Ce contact de l'homme avec
l'homme peut être direct comme dans le cas d'un peuple
conquérant s'établissant sur le territoire du
vaincu, y apportant ses mœurs, ses coutumes, qui entrent
ainsi en comparaison avec celles des anciens habitants de
façon qu'elles se fondent graduellement les unes dans les
autres, se corrigent les unes par les autres et déterminent
par leur fusion, un nouveau pas vers la civilisation.
Nous ne sommes plus bien loin,
comme nous pouvons le constater, du discours moderne sur la
créolité considérée comme
une richesse grâce à la fusion d'influences les
plus diverses.
Certes, en dissociant la
culture de la race, on refuse tout argument essentialiste mais il faut
bien prendre garde alors à ne pas choisir comme paradigme
une culture réputée en même temps comme
supérieure. C'est pourtant ce que fait l'auteur tout en
restant conscient d'un danger qu'il a du mal à bien
discerner en essayant de distinguer influence et
autorité :
La question haïtienne
revient donc à savoir, non point si la race noire est ou non
capable de créer une civilisation qui lui soit propre, mais
bien […] si cette race est capable de civilisation, si elle
peut faire ce qu'ont fait ses devancières :
s'assimiler, par le contact, celle d'une race plus avancée,
mais n'exerçant sur elle aucune autorité directe.
Quoiqu'il en soit, puisque,
désormais, l'égalité de la race noire
et celle de toute l'Afrique vont devoir s'évaluer
à l'aune de la culture occidentale, apparaît
clairement la mission spécifique d'Haïti. En
assumant en tant qu'intermédiaire, en tant
qu'apparenté, cette tâche, la première
république noire permettra d'éviter à
l'Occident d'avoir à le faire lui-même :
L'Haïtien, avec cette
preuve réhabilite la race noire, parce que celle-ci en
accédant à la civilisation hors d'Haïti,
ne pourrait jamais démontrer qu'elle n'y fut pas
traînée malgré elle par une force
étrangère et supérieure à
sa volonté.
L'indépendance d'Haïti importe donc à
toute la race noire, parce que l'égalité sociale
du Noir avec le Blanc, la suppression, sinon du
préjugé individuel mais au moins du
préjugé social, ne sera un fait accompli qu'en
conséquence de la victoire morale de la
République d'Haïti contre la mauvaise foi, contre
l'antipathie internationale que celle-ci rencontre encore presque
partout.
La tâche messianique
d'Haïti est donc de permettre aux autres peuples noirs de
progresser. C'est par ce biais que se trouve
éludée la difficulté majeure qui
consistait à rejeter toute inégalité
avec l'Occident tout en reconnaissant la
supériorité de sa culture. Du moment
où celle-ci acquiert une valeur universelle et devient
synonyme de progrès pour l'humanité toute
entière, chaque peuple pourra afficher ses
réussites humaines comme autant de preuves de sa
capacité d'évolution et tant mieux si
Haïti peut faciliter ce mouvement en s'appuyant sur ses
propres réussites.
☐
« Créoles -
Bossales : Conflit en Haïti »,
Petit-Bourg (Guadeloupe) : Ibis rouge, 2000
(pp. 240-241)
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