Cependant le mouvement politique,
dont M. Hercule Valdemar était un des principaux chefs,
se développait rapidement. Rien n'était négligé
pour exciter, inquiéter le peuple, jeter le trouble, l'alarme,
dans son imagination. Il arriva que la nature elle-même
sembla se faire la complice des révolutionnaires. D'abord
une grande comète parut dans le ciel ...
Elle se levait chaque nuit, vers
les dix heures, lumineuse, fluide, la trajectoire de sa queue
diamantée dirigée vers le Palais National. C'était
significatif, n'est-il pas vrai ? On ne pouvait désigner
plus clairement à l'occupant que son temps de vider les
lieux était arrivé. Les vieilles femmes, habiles
à lire dans les signes de là-haut, furent unanimes
à déclarer que cette fois la tabatière de
l'homme était tombée. Et un vieil astronome chevelu,
comme le sont tous les astronomes, le seul que possédât
la ville, consulté mystérieusement, déclara,
à la façon sibylline, que ces messagères
célestes annonçaient de grands, de très
grands événements ... L'opposition n'en demanda
pas davantage.
Toutefois, ce qui contribua plus
que la comète encore à jeter le désarroi,
la confusion dans les esprits, ce fut une série de petites
secousses de tremblements de terre, qui survinrent fort à
propos et au moment où l'avertisseuse céleste commençait
à perdre de son éclat et de sa puissance. Durant
une semaine, elles désorganisèrent la vie de la
cité, obligeant les habitants à coucher sous leurs
galeries et, forcément, paralysant l'action de la police
en face d'une population surexcitée, affolée, autant
par les propagandistes que par les oscillations du sol. Jamais
terrain ne fut mieux préparé à l'exploitation,
à la culture de ce sentiment de la peur, vieux comme le
monde, et qui, à certaines époques de la vie publique,
rend quelques individus responsables des calamités nationales :
ceux-là doivent périr pour apaiser les Dieux.
Ce fut, en effet, une semaine
épique, attendrissante par certains côtés.
Les secousses ne se faisaient généralement sentir
qu'au petit matin, vers les trois heures, au moment du meilleur
sommeil. Tout le monde résolut de déserter les
maisons, de coucher au dehors, à la belle étoile,
dans les places publiques, ou sous l'abri des galeries. Dans
la Grand'Rue, dès huit heures, après dîner,
on y étendait de grosses nattes, sur lesquelles on plaçait
des matelas. Le ciel était pur, la lune toujours immuable
dans une sérénité douce. Toute la famille
sortait sur les petits ponts en bois. On veillait à ce
que personne, aucun domestique ne restât à l'intérieur,
dans les pièces ou dans les cours. On visitait avec soin
si les feux étaient éteints à la cuisine
; on soufflait les lampes afin que, si une secousse les renversait,
elles n'occasionnassent pas d'incendie. Les enfants, en forme
de dessert, déchiraient à belles dents de longues
cannes à sucre. Bientôt las de se gorger de jus,
ils ne tardaient pas à former des rondes interminables,
se poursuivant, chantant d'un bout à l'autre du quartier :
Là-haut, là-haut,
dans la montagne,
J'ai trouvé un beau berger,
Qui m'a dit ...
Par groupes, la petite bague
courant dans la longue ficelle, se la glissant les uns aux autres,
quelques-uns scandaient à tue-tête :
« Bakini bagué ! guimbé bakini
bagué ! »
Durant que les enfants jouaient,
des émissaires entreprenaient les parents :
- Cet état de choses, en vérité, ne peut
continuer. Tout condamne ce régime. Une comète
il y a huit jours, des tremblements de terre maintenant !
Voilà Dieu, certainement, qui s'en mêle. On doit
l'aider, obéir à l'ordre qu'il manifeste ainsi.
N'est-ce pas que si l'autre s'obstine à ne pas comprendre,
on lui fera comprendre, net et clair ?
Les bourgeois buvaient ces paroles,
comme si on leur versait du sirop de petit moulin. Ils baissaient
la tête à divers coups, murmuraient : « Ah !
ah ! ah ! » - Ils ne croyaient pas, on le
devine bien, que ces secousses fussent spécialement édictées
pour renverser l'homme qui était à la tête
de leur pays. Mais ils laissaient avec plaisir le bruit s'en
propager autour d'eux, ils aimaient, à l'occasion, s'en
faire l'écho. Non qu'ils eussent davantage à reprocher
au chef actuel qu'à son prédécesseur. Mon
Dieu ! non. Ils étaient habitués à
être molestés et ils ne s'attendaient pas, en principe,
à ce que cela changeât. Tout de même, c'était
un changement qu'on leur proposait. Et un changement apporte
toujours des surprises. Pas en ce qui concerne l'esprit même
du gouvernement, qui reste immuable, mais toutefois dans les
personnes. Alors, vous comprenez, ils étaient pour ce
changement. Peut-être augmenterait-il leur misère,
augmenterait-il de plusieurs millions leur dette publique, empêcherait-il
tout à fait leur petit commerce d'aller, ferait-il casser
leurs têtes ou celles de leurs parents, de leurs amis,
dans quelque escarmouche. Tout cela était bien possible,
certain. Cependant aucune considération de prudence ne
les arrêtait. La sensation même n'était ni
nouvelle, ni neuve pour eux, depuis le temps qu'ils se la payaient :
elle leur procurait néanmoins un grand bonheur.
Dix heures, onze heures sonnaient ...
La secousse ne venant pas, on se résignait à se
coucher. On rappelait les enfants, les rondes cessaient, les
émissaires prenaient congé, le silence planait
sur la ville. Un peu après, sous les galeries, les corps
dans les draps bien blancs, parfumés au jasmin et à
l'oranger, dessinaient, aux rayons de la lune, les baignant de
sa monotone clarté, leurs attitudes uniformes, raidies,
figées. Un vent léger, discret, presque insensible,
caressait les paupières, les fermait vite, profondément.
Çà et là quelques ronflements s'élevaient
bientôt, sans trop détonner pourtant, assez dans
la note, musique rudimentaire, monocorde dans l'harmonie de la
nuit. Ainsi, d'une extrémité de la ville à
l'autre, tout rentrait dans l'oubli, dans le sommeil, père
des hommes ...
Soudain, debout, tout le monde
debout ! - Un cri a retenti, a volé de quartier en quartier,
de bouche en bouche : « Secousse ! Secousse ! »
- On ne sait qui a dit cela le premier, qui, avant personne,
a donné l'alarme, ni non plus d'où la voix est
partie. Il hurle, ce cri, d'îlet en îlet, jusqu'aux
faubourgs. Les hommes, tout habillés, bondissent de dessous
les draps, entraînant la femme, les enfants, distribuant
en passant, et pour les réveiller, de grands coups de
pied aux petits domestiques couchés aux bords des nattes.
On fuit vers les places, vers les carrefours. En un clin d'oeil,
la ville entière est sur pied. Mais qui l'a sentie, la
secousse ? Est-ce une fausse alerte ? On attend un
peu. Rien ne venant, on va se recoucher. Une heure après,
à peine commence-t-on à se rendormir que le même
cri, comme une clameur de détresse, retentit « Secousse !
Secousse ! » On revole encore sur la place, retraînant
après soi femmes, enfants, domestiques. Rien ne vient.
On regagne sa natte et quand une nouvelle fois la sinistre clameur
éclate : « Secousse ! Secousse ! »
- on ne bouge plus. Et alors on est bien attrapé, car
la terre se met follement à trembler. Les maisons vacillent
comme si elles étaient saoûles. Elles crient dans
leurs ossatures comme si on les rompait vives tandis que de grandes
stries de poussière, se détachant de leurs façades
et de leurs toitures, flottent suspendues dans les rayons de
la lune qui les argente.
On ne peut pas se tenir d'aplomb
sur ses jambes. Tout danse. On agonise d'angoisse entre la femme,
les petits enfants, les petits domestiques gémissant :
« Jésus ! Marie ! Joseph ! »
- Hypnotisés par la terreur, ils restent désespérément
agenouillés sur les matelas, refusant de faire le moindre
mouvement, refusant de quitter cette galerie, dont les ais se
plaignent lugubrement sur leurs têtes et qui va peut-être
s'effondrer sur eux. Leurs bouches claquent d'épouvante,
hachant pitoyablement : « Jésus !
Marie ! Joseph ! » - Ah ! non, que
de passer par ces transes-là on préfère
se lever cinq fois, dix fois, cent fois, chaque fois qu'on criera :
« Secousse ! Secousse ! »
Et le lendemain, meurtri, endolori,
les yeux enflammés, rouges, on écoute avec un intérêt
de plus en plus croissant, un intérêt personnel
alors, ceux qui ne se lassent pas de vous répéter
que c'est le gouvernement la cause de tout ...
En tout cas, il aurait dû
veiller à ce que des farceurs, n'abusant pas d'une calamité
publique, d'une chose si grave, si respectable qu'un tremblement
de terre, n'augmentassent pas sans raison les terreurs de la
population, ne fissent tourner le lait des mères, ne donnassent,
par la décomposition de leur sang, des maladies de peau
aux enfants.
Les secousses ayant épuisé
leur vogue, les Vindbindingues entrèrent en scène.
Qu'étaient-ce que les
Vindbindingues ?
L'Histoire n'a pas établi
exactement la physionomie de ces intéressants personnages.
Comme on n'a jamais pu en attraper un, ils sont restés
dans une ombre, une légende vaporeuse qui n'a fait que
frapper davantage l'imagination populaire, partant servir efficacement
l'intérêt de ceux qui les faisaient agir. Généralement,
on les représentait comme de grands fantômes, drapés
de blanc, chevauchant sur des chevaux ailés - des sortes
de Pégase de la politique - soufflant le feu de leurs
naseaux fumants. Ils traversaient la ville, entre deux à
trois heures du matin, avec la rapidité de la foudre criant :
« Démission ! Démission ! »
- Cette heure, on l'a déjà dit, est la plus agréable
au sommeil dans nos climats. Le vent de terre qui, à ce
moment, vous pénètre voluptueusement, détend,
alanguit le ressort humain le plus résistant. Les factionnaires,
dans les postes militaires, en plein air, ne résistent
pas à son action. Le fusil glisse doucement de leurs mains
tandis que, assis sur le petit banc de rigueur, ils poursuivent
en un somme paisible quelque rêve de retour au canton natal.
Les trois quarts de nos coups de main révolutionnaires
- des larcins nocturnes aussi, car c'est l'instant où
les voleurs se mettent au travail - ont été tentés
à cette heure matinale. Les professionnels ne l'ignorent
pas et n'auraient garde de négliger une tradition dont
l'expérience a démontré le bien fondé.
Au cri des Vindbindingues,
au tapage de leurs chevaux franchissant les rigoles, les soldats
se réveillaient, se frottaient les yeux ... Mais
la cavalcade était déjà passée. La
peur, la terreur du surnaturel les saisissait. Ils se demandaient
ce que cela signifiait, se communiquaient leurs impressions,
se disaient que, pour sûr, c'était quelque cohorte
du ciel, qu'il ne fallait pas se mettre au travers, se mêler
de ces affaires-là ... Les Vindbindingues
continuaient ainsi depuis quelque temps leurs exploits, les sentinelles
même non endormies se jetant la face contre terre en les
voyant venir, quand un jeune officier, d'esprit libre, ne croyant
peut-être ni à Dieu, ni au diable, résolut
de veiller à la tête de sa troupe. Lors donc que
la cavalcade passa, il cria : « Feu ! »
- Les hommes lâchèrent leurs armes et tombèrent
à genoux. Mais il tira, lui, les six coups de son revolver.
La galopade s'accentua, devint frénétique. Les
chevaux eurent des ailes vraiment. Le cri céleste : « Démission !
Démission ! » s'atrophia dans les gorges.
Et dès ce jour il n'y eut plus de Vindbindingues.
Philo déclara pour sa part qu'il avait senti, dans la
déroute, une balle froide s'aplatir sur son dos.
Ce passe-temps remisé,
on organisa les couris.
À certains jours, le samedi
surtout - les campagnards descendus à la ville pour la
vente de leurs produits encombrant les marchés - deux,
trois, dix individus se mettaient, au beau milieu de la foule,
à courir. Immédiatement, tout le monde les suivait.
Pourquoi ? Pour quel motif ? Personne n'en savait rien
au juste. On courait parce qu'on voyait courir. Ce n'était
pas autre chose, au fond. On avait peut-être bien entendu
chuchoter qu'on se battait au Bord-de-Mer, à moins que
ce ne fût au Palais ou au Morne-à-Tuf : on
ne savait pas précisément. Ce qu'il fallait d'abord,
c'était de courir comme tout le monde. Et quand on avait
couru à perdre haleine, on était forcé de
s'arrêter, de constater qu'il n'y avait rien. Tout de même,
c'était embêtant, ridicule, avouez-le. Qu'est-ce
qu'une autorité qui mettait les gens en une telle posture,
qui ne pouvait leur garantir la tranquillité de la rue ?
Car, enfin, c'était de sa faute si on courait, c'est qu'on
n'avait pas confiance en elle que les citoyens prenaient cette
allure extravagante, ce pas qui n'avait rien de républicain ...
Le général commandant l'arrondissement pensa, il
parut, comme les citoyens que cette allure n'était pas
républicaine : descendant un samedi avec un piquet
de soldats durant la panique, il prit, au hasard, un coureur
et le fusilla devant la foule. De ce jour, personne ne voulut
plus courir.
Ce moyen lui échappant,
le Comité exécutif décréta une mesure
qui donna d'excellents résultats : il s'occupa de
faire boiser les plus notables personnalités de
la ville. On doit avertir qu'il ne faut pas prendre cette expression
dans son sens littéral et croire que le Comité
exécutif fit garnir ces personnalités d'une boiserie,
ce qui, dans l'espèce, pourrait à la rigueur s'entendre
du danger qui les menaçait, en écoutant ses conseils,
d'être pourvus à bref délai d'un bon cercueil ...
Il ne s'agit pas de cela : dans notre langue politique,
boiser veut dire simplement tomber dans les bois, s'effacer,
se dérober aux recherches de la police. Dans le passé,
quand l'usage de se mettre à l'abri sous un pavillon étranger
n'était pas connu, on en était réduit, dans
ces cas, à prendre la montagne, à s'enfoncer au
plus profond des forêts ; on y restait jusqu'à
la chute du tyran. Parfois même, on n'allait pas si loin :
des amis dévoués - et il fallait un dévouement
véritable, car on risquait gros - vous cachaient chez
eux, en ville même. Si, par aventure, on y mourait, on
vous transportait la nuit, et convenablement enveloppé
dans un drap, à deux ou trois quartiers du logis où
vous étiez décédé. On vous asseyait
dans la rue, la tête appuyée contre un poteau. Au
jour, l'autorité vous ramassait et s'occupait de votre
enfouissement.
Cependant, avec le progrès,
ces moeurs s'étaient modifiées : on se réfugiait
simplement dans une Légation ou dans un Consulat étranger.
Quand l'orage était passé, on en sortait. Mais
si le temps persistait à rester couvert, qu'aucune espérance
prochaine de changement ne se manifestât, on allait faire
le pèlerinage de Kingston. Toutefois l'expression :
boiser, resta dans notre langue. On continua à
dire d'un homme politique, entré au Consulat, qu'il avait
boisé.
Le Comité exécutif,
pour les besoins de la cause, fit donc boiser un certain
nombre de personnages. Sous le sceau du secret le plus inviolable,
des émissaires adroits les prévenaient qu'on devait
les arrêter sans délai, qu'ils n'avaient que juste
le temps de se sauver. Rien n'est plus crédule qu'un homme
d'État haïtien, et on ne doit pas l'en blâmer :
ce n'est pas seulement qu'il n'a pas toujours la conscience en
repos, c'est surtout qu'il est payé, et de rude façon,
pour savoir ce qu'il en coûte de mépriser de tels
avis. Il commence donc par se mettre à l'abri : il
s'expliquera après. Une telle mentalité étant
établie, on comprend que l'exode soit général
quand un semblable mot d'ordre est donné.
En même temps, de Kingston,
conformément aux instructions du Comité Exécutif,
les exilés, ceux qui avaient boisé déjà,
adressaient à leurs amis, à leurs connaissances,
à Port-au-Prince, et dans les autres villes, des lettres
écrites de telle façon qu'elles supposaient une
correspondance préexistante, de la nature de celle qu'en
style de police on appelle éminemment compromettante.
L'État, selon les codes des gens, celui-là qui
est réellement pratiqué chez toutes les nations
civilisées, n'étant jamais obligé de respecter
le secret des lettres quand il pense que sa sûreté
est en péril - et l'État haïtien ayant de
graves présomptions de penser que sa sûreté
est toujours en péril - cette correspondance tombait nécessairement
sous les yeux de l'autorité. De là arrestations,
interrogatoires, emprisonnements. Le Comité Exécutif
appelait cela : faire marcher les gens, pas peut-être
exactement ceux qu'on incarcérait, puisqu'ils ne pouvaient
plus précisément bouger, mais leurs parents, leurs
amis, lesquels, furieux de ces injustices, se jetaient dans le
parti de l'opposition. Il n'y avait pas à juger, à
critiquer ces actes, dont les promoteurs étaient fort
honorables, selon les règles de la morale vulgaire :
ils relevaient du Salus populi qui est, nul ne l'ignore,
la loi suprême, celle devant laquelle tout s'efface, tout
s'abolit, en latin de même qu'en français.
Cependant il restait à
user du dernier, de l'ultime moyen pour obliger le tyran à
se démettre, à laisser le peuple libre enfin de
choisir son nouveau maître : c'était de commencer
l'allumage de quelques incendies accidentels. Le Comité
Exécutif envisageait s'il convenait de débuter
par les quartiers riches ou par les quartiers pauvres, quand
subitement le chef de l'État fit mander le corps diplomatique ...
Cédant aux prières de sa femme, dont les cauchemars
troublaient ses nuits, qui voyait fatidiquement flamboyer sur
tous les murs : Démission ! Démission !
il se résignait à s'en aller ... Et comme
il n'est pas encore dans nos usages que le démissionnaire
rentre tranquillement chez lui quand il a cessé de plaire,
il était forcé, de crainte d'un contact trop immédiat
avec le peuple, de se faire entourer des représentants
de toutes les puissances étrangères pour gagner
la terre de l'exil ...
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