Quel
entrain, quelle
vie !
On ne peut vraiment analyser cette joie qu'on
éprouve de se sentir là dans cette foire humaine
et de se dire : Moi aussi, je connais Ville-Bonheur, ce
rendez-vous des pénitents, de ceux qui souffrent et qui
veulent être guéris, de ceux qui font des voeux
pour qu'ils soient exaucés, des curieux en quête
de distractions, de sensations et d'impressions nouvelles, des filles
de joie qui viennent profaner la terre sacrée. Tout ce monde
se coudoie ; il semble que Port-au-Prince entier y est
présent. Des gens de la plaine, des mornes, de Jacmel, de
Léôgane, de St-Marc, de l'Arcahaïe, des
Gonaïves, de Lascahobas, que sais-je encore ? y
viennent s'acquitter d'une promesse, faire une offrande, ou solliciter
de la Vierge ses inlassables faveurs.
On est tout surpris parfois de rencontrer
d'anciens condisciples de classe venus de bien loin, qu'on n'a pas
revus il a longtemps et dont on oublie par conséquent les
noms. On se presse chaleureusement la main ; on est tout
joyeux de se revoir hommes, ayant de longs poils au menton ;
on cause, on trinque bruyamment devant la buvette en plein air.
C'était le 13 Juillet à huit
heures du matin que la petite troupe fit son entrée
à Saut-d'Eau, elle était pour ainsi dire
désorientée au milieu des toits de chaume et des
ruelles où l'on s'égare facilement quand on n'y
est pas habitué. Elle alla ainsi pendant une demi-heure sans
pouvoir trouver un endroit convenable où faire son
gîte. Albert et Léon, à bout de
patience, fatigués de cette promenade forcée qui
les offrait en spectacle à tout le monde, avaient fini par
aborder carrément une femme de l'endroit. Ils lui
demandèrent si, par hasard, elle n'avait pas une petite
chambre à louer. Sur la réponse affirmative de la
Sautd'laise, on convint du prix ; les dames et les cavaliers firent
pied à terre, les animaux furent
déchargés et les sacs-paille empilés
dans un coin de la cellule qui était très
exiguë. Maripiè qui avait hâte de s'en
aller, puisqu'elle devait retourner à Port-au-Prince une
dernière fois, prit congé de ces dames en tirant
par la corde Cétoutt et Fanmpabouqué avec
promesse formelle de les ramener dans une quarantaine de jours. Les
trois autres montures étaient confiées
à un homme de l'endroit.
Albert et Léon n'avaient pas omis de
dire à ce dernier qu'il aurait à les tenir
à leur disposition le 16 Juillet de grand matin,
c'était afin qu'ils pussent aller visiter, avant leur
départ, la superbe chute d'eau qui a valu au quartier le
doux nom de Saut-d'Eau.
Les femmes étaient allées
faire le signe de la croix à la chapelle de la
Vierge-des-Miracles.
Débarrassés de leurs
montures, Albert et Léon se réjouissaient
à l'idée qu'ils allaient se livrer tout entier
à leurs ébats. Debout, sur un petit tertre, ils
se plaisaient à regarder cette savane qu'ils venaient de
parcourir, et où ils voyaient encore cette file interminable
de pèlerins. Mu par je ne sais quel sentiment de
curiosité, Léon avait levé les yeux au
ciel comme pour observer la marche de l'astre du jour.
— Albert, regarde-moi un peu ce soleil.
Ne lui trouves-tu pas un air étrange, timide ? Il
ne ressemble vraiment pas à celui de la Capitale. Et ne te
sens-tu pas plus dans le voisinage de celui-ci ?
En effet, à Saut-d'Eau, le soleil a
l'air paresseux, nonchalant, car après s'être
élevé à une certaine hauteur au-dessus
de l'horizon, il semble rester stationnaire, immobile, comme
figé en un coin du ciel. Au moment de se coucher, il vous
laisse cette illusion qu'il n'a pas traversé le ciel, qu'il
va mourir à peu de distance de l'endroit où il
est levé, et que n'ayant pas de mer pour éteindre
lentement son disque enflammé, il va s'éventrer
contre la cime crénelée des collines. Il est
d'autant plus étrange que chaque fois qu'on se
déplace, il paraît aussi changer de position comme
font les enfants qui jouent en plein air au lago-lago 1.
Souvent des discussions s'élevaient sur
la situation géographique de Ville-Bonheur ; les quatre
points cardinaux devenaient un sujet de colle.
Albert et Léon n'eurent pas de peine
à s'orienter. Ils attribuèrent cette anomalie
apparente dans le cours de l'astre à la position qu'occupe
Saut-d'Eau relativement à Port-au-Prince.
À leur retour de la chapelle, les trois
femmes avaient préparé leur repas en commun. On
rivalisa d'appétit de part et d'autre. Après quoi
elles étendirent des nattes à terre et se
reposèrent tout le reste de la journée. Les
jeunes gens, eux, ayant ôté éperons,
jambières, paletot, s'installèrent dans leur
hamac. Ils se sentaient malades de fatigue. Léon
à qui il n'arrivait de monter à cheval que
très rarement, ressentait une courbature dans tout le corps.
Il n'y a vraiment qu'un bon bain qui pourrait délasser leurs
membres engourdis. Il ne fallait pas y penser pour le moment, car on
n'avait pas assez dormi cette nuit aux Orangers.
Le bain fut donc renvoyé au lendemain
de grand matin. Les dames de leur côté,
s'étaient promises d'aller visiter les palmes
sacrées 2. [...]
La nuit vint et se passa dans le plus grand calme.
Jamais on n'avait dormi dans un sommeil si profond.
Le 14 Juillet qui était un vendredi,
Albert et Léon se réveillèrent au
petit jour. Il faisait bon, l'air était
délicieux. Cette date et la fraîcheur du climat
leur faisaient rappeler leur séjour à Paris. Ils
se revoyaient par la pensée au milieu de ce monde parisien
fêtant ce grand anniversaire. Leur serviette de bain autour
du cou, les ex-parisiens se promenaient à travers les
ruelles de Saut-d'Eau en revivant par l'imagination les
scènes inoubliables de leur vie sur les boulevards. Dans
leur pérégrination imaginaire à
travers Paris, ils passaient devant les corps de garde, entraient un
moment dans la chapelle où ils ne firent seulement que se
signer, inspectaient les marchandes de bougies assises devant leurs
paniers, traversaient le marché, se dirigeaient du
côté du calvaire, revenaient sur leurs pas pour
aller enfin se baigner dans... Sapotille. Sur tout le passage, ils
voyaient de petits groupes d'hommes et de femmes, des
pénitents et des pénitentes qui se rendaient
à l'église, des messieurs qui allaient prendre
leur café chez des personnes de leur connaissance ou leur
absinthe sous les tonnelles, les galeries où se tiennent les
buvettes.
Arrivés au bord de la
rivière, Albert et Léon furent grandement surpris
de se voir devancés à cette heure matinale par
une foule de gens qui étaient venus aussi s'y baigner.
* *.*
Sapotille coule dans un ravin à travers
des rochers placés à distance les uns des autres.
On y voit de nombreux bassins qui vont s'échelonnant pour
ainsi dire.
Ici des hommes presque nus causent, jasent, rient
à pleins poumons ; d'autres, ayant de l'eau jusqu'au nombril
et leurs bouteilles dans des anfractuosités de rocher,
avalent un grog entre deux plongeons ; plus haut des femmes,
véritables naïades, les cheveux en
désordre, abandonnent les plis flottants de leurs chemises
aux méandres des ondes, ou font tomber en grains de perle
sur leurs têtes l'eau venant d'une cascatelle.
Souvent des couples, fuyant les regards
indiscrets, vont, le soir, à la faveur de la nuit, fredonner
leur duo d'amour dans le courant qui va chuchoter leur secret aux
arbres du rivage ...
La même scène qui se passe
dans Sapotille, se répète aussi dans la Tombe et
la rivière Canotte, car chaque
pèlerin a son cours d'eau de prédilection.
Albert et Léon, après
s'être bien délassé les membres dans la
rivière, avaient regagné leur
chaumière.
Ils n'eurent que le temps de casser une
croûte : biscuits, confitures, fromage, et ils
allèrent ensuite rejoindre les trois pénitentes
qui étaient parties vers les palmes ...
Les palmistes sacrés sont, comme la
Grotte de Lourdes, l'objet d'un culte profond de la part des
pèlerins.
Ils sont disposés par groupes dans un
bas fond que domine la petite église rustique
présentant à ceux qui la regardent d'en bas son
côté gauche blanchi à la chaux.
On va de la chapelle aux palmistes par une petite
pente assez raide, mais de courte haleine.
Ces arbres majestueux
élèvent vers le ciel leurs flèches
d'aiguilles ; à leur base, autour des racines en saillie,
sont amassées des pierres brunes enduites de cire
brûlée sur lesquelles on vient allumer sans cesse
des bougies. C'est là que la Vierge-des-Miracles fit la
première fois son apparition, c'est là
qu'à travers ces palmes les pèlerins persistent
encore à la voir : c'est là qu'elle
continue toujours d'accomplir ses prodiges divins ; c'est là
enfin que des milliers de voix reconnaissantes ou solliciteuses
chantent ses louanges et glorifient son nom mille fois béni.
Assise, agenouillée ou debout
à l'ombre des palmes, une foule
innombrable est là dans un pêle-mêle
indescriptible. C'est le rendez-vous des pénitents et
pénitentes. C'est la terre du bonheur, de la
guérison, la ruche où bourdonne tout un essaim de
misères, de souffrances et de maux de toutes sortes. Sourds,
muets, aveugles, paralytiques, épileptiques,
ulcéreux, cancéreux, scrofuleux,
lépreux, culs-de-jatte, perclus, manchots,
ankylosés, hydropiques, goitreux, que sais-je encore ! sont
jetés là comme les épaves sordides
d'un naufrage. - On y trouve toute la gamme des misères
humaines. Ici un fichu noir cache une large plaie purulente
à la place de la figure, là des crânes
tondus par l'eczéma, des chairs vivantes en
putréfaction. Ce sont des lamentations, des plaintes, des
prières qui montent en un hoin-hoin
formidable, confus et prolongé vers ces branches qui
semblent écouter plutôt la chanson amoureuse de la
brise caressant leurs longues tresses. Les cantiques se multiplient,
s'entrecroisent ; chaque groupe chante un air différent,
toutes les notes se confondent, et les scènes de manger-les-âmes
se répètent à n'en plus finir. Des
cercles se forment ; une femme ou un homme est au milieu, qui titube,
s'épuise en contorsions de visage et de corps, baragouine un
jargon mystérieux, fait des prédictions
néfastes, annonce la disette, la peste, la fin du monde.
Et chose bizarre !
Ces hallucinés se prétendent
être Saint-Jean, Ste-Philomène,
Vierge-des-Miracles, etc.
En présence de ces drames d'un autre
genre, on ne peut vraiment se défendre d'un sentiment de
profonde pitié pour ces misérables qui
réclament leur pitance de la Vierge. Si elle pouvait
descendre de là haut au milieu de cette foule
affamée de guérison, d'aisance, de fortune, de
bonheur, de félicité terrestre, quel martyre
n'eut-elle pas à subir ? Chacun voudrait prendre un lambeau
de sa robe ensanglantée ; poussant plus loin son
cannibalisme inconscient, chacun voudrait trouver dans un morceau de
cette chair pure et chaste, sanctifiée par la
maternité divine, sa nourriture sacrée.
Pauvres âmes malades, pauvres
débris humains ! Si c'était en vain que
vous gémissiez ! Si la Miraculeuse
nichée au haut des palmes restait
impuissante ou tout au moins indifférente à vos
plaintes, à vos accents ! N'est-ce pas que votre
foi ne serait pas ébranlée ? N'est-ce
pas que vous reviendriez l'année prochaine avec la
même ferveur, le même zèle, vous disant
: — (Oh ! que la souffrance se berce facilement
d'espoir !) — que ce n'était
peut-être pas votre tour, et que la Vierge ne saurait
prodiguer ses bienfaits à tous ses fils à la fois.
Réconforté par cette
pensée, tout pèlerin dont les voeux n'auront pas
été exaucés, dira la même
chose chaque année, et chaque année, il reprendra
son pèlerinage jusqu'à ce que le corps
horriblement mortifié par les
austérités de la pénitence,
consumé par la souffrance, les pieds meurtris par les
pierres du chemin, n'ayant pour toute force qu'une lueur d'espoir,
l'âme lasse, il vienne s'abattre enfin sous les arbres
sacrés, les yeux tournés vers les palmes
et leur mendiant encore dans une ultime agonie le baume divin qui
n'arrivera jamais ...
Certes, il ne manquerait pas une voix pour
murmurer comme une consolation à cette âme
défunte : « La Vierge l'a aimée, la
Vierge l'a gardée », pensant que cette victime est
un élu, et que là-haut l'attend la
félicité suprême.
Oh ! combien de pèlerins sont partis
pour la terre du bonheur, Sainte-Vierge, qui sont restés
là-bas par ta volonté, dit-on, et ne sont jamais
revenus !
Mais, avoue-le, Sainte-Miraculeuse, pour
quelques-uns que tu as guéris, combien sont incalculables
ceux-là qui crèveront sans avoir jamais
reçu un seul de tes baumes ! Pour le petit nombre de favoris
que tu as comblés de tes largesses, combien mourront dans la
plus noire misère sans jamais
bénéficier d'une seule de tes faveurs ! Et
malgré cette loi implacable de
l'inégalité sociale qui pèse
à jamais sur eux, ils continueront toujours à te
tendre leurs lèvres inapaisées.
Sais-tu bien, Sainte-Vierge, ce qui se
dégage de toutes ces jérémiades, de
tous ces appels au bonheur, à la santé ?
C'est le retour du Messie que résument toutes ces
scènes hideuses ; c'est une autre rédemption, la
suppression de toutes les souffrances, de tous les maux, de toutes les
misères. Car l'impotent qui est venu mourir à tes
pieds, parce qu'il lui restait un lambeau d'espoir, te serait, certes,
beaucoup plus reconnaissant d'une seconde
éphémère de joie terrestre que de
celle éternelle de félicité
céleste que tu lui promets tacitement ...
Et d'ailleurs ils savent tous que, si ton fils a
souffert, sa passion n'a pas été vaine, car il a
vu se réaliser le plus beau de ses rêves divins
après celui d'avoir racheté le genre humain : sa
résurrection qui l'a détaché de
l'humanité qui aurait tant besoin de lui dans la suite.
Après avoir dépouillé de son enveloppe
mortelle ce qu'il y avait de divin en lui, que n'était-il
resté parmi nous pour mieux apprendre à souffrir
aux générations qui ne l'ont pas connu ? que
n'avait-il pris le sceptre et la pourpre ? Le royaume serait un et ne
serait pas démembré. Et puis, il y a longtemps
que les grandes vérités auraient
été proclamées ! Nous aurions appris
à mieux connaître Dieu le Père par les
leçons directes de Dieu le Fils. Il ne l'a pas voulu. Il a
mieux aimé laisser à d'autres, dans la crainte
peut-être de se souiller à notre contact, le soin
d'achever le travail par lui commencé. Mais
ceux-là auront-ils jamais la force de le mener à
bonne fin ? Ne succombent-ils pas déjà sous le
poids de l'immense empire divisé ?
Tu m'objecteras peut-être,
Sainte-Vierge, que ton fils, en nous rachetant, n'a fait que se donner
en exemple à l'humanité, et que celle-ci, pour
ressusciter à la perfection, à
l'égalité, à la
félicité suprême, doit aussi gravir son
calvaire !
Mais tu conviendras qu'à ton fils il
n'a fallu que trente trois années d'un martyre pour
accomplir son oeuvre jusqu'ici imparfaite.
Par contre, combien de siècles de
souffrances et de larmes que de stations sanglantes
l'humanité n'aura-t-elle pas à franchir avant
d'épuiser son long martyrologe ? Dans combien de temps
encore opérera-t-elle son ascension vers les hauteurs
sereines, imprégnées de
vérités immuables, baignées des vives
lumières de la science divine ? Quand donc divorcera-t-elle
d'avec le doute qui la mutile et la ronge ? Aucune voix ne lui
répond ; dans son désert d'angoisses aucun
« mirage divin. » Et quand bien même elle
verrait tous ses idéals éclore, est-elle
sûre qu'elle n'aurait plus rien à
désirer dans son nirvana ?
En outre, ton fils, Sainte-Vierge, ne doutait
nullement qu'au terme de ses maux, il dût partager le royaume
céleste avec son Père. Avant de monter
là-haut, n'a-t-il pas vu s'accomplir sa destinée
humano-divine ? Aussi, est-ce pourquoi, au milieu de ses tortures, il
n'a pas eu une seule minute de défaillance. - Mais lui, le
misérable qui a la face tournée vers toi, sait-il
ce qu'il y a au bout de ses affres, trouvera-t-il jamais cette
félicité promise ?
Oh ! si seulement, il pouvait sentir sur la
pâleur moite de son front, la chaleur vivifiante d'une larme
de tes yeux de mère ! Mais non, ces yeux se sont
desséchés ; tous tes pleurs ont coulé
sur les pieds du « grand Crucifié. »
À défaut de cette larme, si
cette âme assoiffée, en s'envolant pour
l'éternité, pouvait boire seulement une goutte de
rosée sur tes palmes bénies, seulement cela, et
rien que cela ! C'est encore en vain, car la colombe, en prenant son
essor vers les cieux, l'a déjà bue cette goutte
d'Espérance, nous laissant l'aveugle Foi et la timide
Charité aux prises avec le Doute et
l'Égoïsme.
Troublé, pris par le vertige en
présence de cet état de choses, nous craignons
vraiment que la pauvre humanité malade, lasse de marcher,
l'esprit torturé, vaincu finalement par le doute, ne
s'affaise à jamais sur le chemin, les yeux
tournés vers le ciel, non pour l'implorer, mais pour le
blasphémer ...
C'étaient là les
réflexions auxquelles se livraient Albert et Léon
pendant que les trois femmes, agenouillées aux pieds des
palmes, allumaient des cierges et égrenaient leurs
chapelets ...
☐ pp. 87-99
1. |
lago-lago :
cache-cache |
2. |
palmes
sacrées : palmiers sacrés
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