La tête coupable /
Romain Gary. - Paris : Gallimard, 1968. -
297 p. ; 21 cm. - (Collection blanche).
ISBN 2-07-027020-3
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Romain Gary avait
créé le personnage de Cohn dans son
précédent roman, La danse de Gengis Cohn ;
il y incarne le type d'un moderne picaro
— “ dont la vie aux prises avec le
monde et l'Histoire n'est plus qu'une danse
libératrice, un règlement de comptes
purificateur ” ; à Tahiti, Cohn
fait revivre et exploite à sa manière le
“ mythe Gauguin ”.
Au chapitre XXVI, Cohn est
plongé dans un demi coma, “ où
surnageait seulement le rêve
déchirant par son intensité nostalgique d'une
île
lointaine et inaccessible que l'Océan protégerait
de
toutes parts. Je songe
à celui que j'étais avant le
commencement du monde 1 … ”.
1. |
Évocation d'un poème de William B. Yeats — A woman young and old,
publié en 1929 dans le
recueil “ The winding stair ” ;
Romain Gary cite ailleurs (chapitre XXVII, p. 247)
une traduction plus fidèle au texte original : Je cherche le visage que
j'avais / avant le commencement du monde :
I'm looking for the face I had
Before the
world was made.
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NOTE
DE L'ÉDITEUR : Qui est
l'homme qui se cache à Tahiti sous l'apparence d'un Picaro,
une réincarnation moderne de ces aventuriers sans loi ni
scrupules du Siècle d'Or espagnol ? Cohn joue
à s'encanailler pour jeter bas le poids écrasant
du monde et faire taire son
« bêle-âme »
idéaliste. Dansant d'une identité à
l'autre, il échappe aux périls mortels qui le
guettent. Il continue jusqu'au bout sa danse comique
libératrice, même lorsque la véritable
identité de ce
« dissident » est
découverte et qu'il est invité à
reprendre la place élevée qui fut la sienne parmi
les illustres responsables de ce temps.
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JEAN-JO
SCEMLA
: Coupablement drôle, Gary introduit un rire
apocalyptique dans
l'Eden. Tonitruant, irrespectueux, mais jamais sans amitié,
il
réserve à Tahiti un traitement inouï. Il
va
jusqu'à brouiller sa géographie (par exemple,
l'île
sœur, qui se dresse devant Tahiti n'est plus Moorea mais
Moururoa)
et dévitaliser sa réalité pour lui
conférer
une substance délirante. C'est le grand plagiat, la parodie
absolue de toutes les exploitations possibles de l'idée
tahitienne. L'île se transforme en un Dysneyworld aux rouages
imprévus. Même les personnages et les institutions
du
passé participent au fonctionnement de cette redondance de
Tahiti, enfin confondue, ironiquement, avec son idéal. Rien
ne
manque, ni Gauguin, ni l'inventeur de la bombe atomique, ni
même
Adam et Eve, témoins de la création du monde,
s'accouplant devant un groupe de touristes enchantés
à
l'heure où le ciel s'embrase derrière Moururoa.
☐
“ Une
navigation bibliothécaire
océanienne ”, Bulletin de la
Société des Etudes Océaniennes, 228,
septembre 1984 [doc. pdf à télécharger]
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JULIEN
ROUMETTE
: […]
Dans La Tête
coupable,
la nourriture, l’alcool, le sexe sont omniprésents
et ils
sont rattachés à un régime symbolique
qui fait que
les actions du corps miment un ordre du monde de façon
parodique
et exagérée. Cohn fait ainsi l’amour
sur la plage
de Tahiti en regardant le lever du jour :
— Attends,
on va faire ça tous ensemble …
— Comment,
tous ensemble ?
— Toi,
moi, le ciel, l’Océan … Dans
quelques minutes,
ça va être très
beau … Regarde,
c’est déjà tout rouge et vert,
là-bas,
au-dessus de Moorea …
— Cohn,
tu peux pas me regarder, moi, pour changer ?
— Attends,
je te dis, on va prendre le ciel et l’Océan avec
nous …
— Bon,
ça va, j’ai compris, je te suffis plus.
— Merde,
tu comprends pas ce que c’est une âme
d’artiste.
[…]
☐
“ La
hausse des cris ” : Romain Gary et
l'irrespect carnavalesque, Littératures, 65
| 2011, pp. 93-113 [en
ligne]
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EXTRAIT |
Tahiti vivait dans le culte de Gauguin,
curieux mélange de remords et de fierté. On avait
laissé le peintre crever dans l'indifférence et
la misère, entouré de tracasseries
administratives et policières, sans oublier la haine
farouche des missionnaires, dont le dernier survivant, le R. dom Henri
de Laborde, écrivait trente ans après la mort de
l'artiste : « Je voudrais que
le silence se fît sur ce triste
individu ». Mais aujourd'hui, on
chérissait la mémoire de celui dont les toiles,
reproduites à des millions d'exemplaires, avaient
tant fait pour le mythe tahitien et pour le tourisme au
« paradis terrestre ».
Bref, c'était un fromage de
tout repos et Cohn s'était installé
là-dedans confortablement. Il avait entrepris de faire payer
à Tahiti ce qu'il appelait « un
impôt sur Gauguin » et, malgré
la concurrence, il y réussissait assez bien, grâce
surtout à son physique et à son
mode de vie déplorable. Avec sa casquette de capitaine au
long cours, son anneau d'or dans l'oreille, sa barbe de pirate et
son regard foudroyant, il faisait la meilleure impression aux
touristes. Tout le monde dans l'île connaissait le faré
du peintre à quelques kilomètres de
Pouaavia, avec ses deux statues en bois sculptées
aux motifs érotiques, fidèles
répliques de celles que Gauguin avait placées
devant sa case à Atuona, à la
grande indignation de l'évêque des Marquises. La
« Maison du Jouir » de Cohn
n'avait de l'original que le nom, mais le directeur de l'agence
Tourisme Grand Sud, M. Bizien, se proposait de reconstituer sur la
plage la demeure de Gauguin, dans le cadre du circuit culturel de
l'île qu'il était en train de mettre au point.
☐ Chapitre
II, p. 13
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « La
tête coupable », Paris :
Gallimard (Folio, 1204), 1980
|
- Romain
Gary, « Je
découvre des Gauguin en vrac », Elle, 30 avril 1956 ; Les Œuvres libres,
mars 1960
|
- Jérôme
Camilly, « Romain
Gary : brève escale en Corse
(suivi de) Le quatuor insulaire »,
Alata : Colonna
édition, 2014
- Jacques
Isolery, « La
Tête coupable de
Romain Gary, le rêve, le cauchemar, le rêve encore,
parodies et nostalgies » in Florence Lojacono
(dir.), L'île
palimpseste, Paris : Pétra
(Des Îles), 2018
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mise-à-jour : 6 mai
2020 |
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