EXTRAIT |
Ce ne fut que plusieurs jours après
[…] celui où j'avais vu la petite sauvage fesser
si joliment son mari, que je découvris la case des femmes.
Elle correspondait à une autre grande case, où se
retrouvaient les hommes quand ils voulaient être entre eux.
La différence, me sembla-t-il, était que parmi
les hommes les seuls célibataires usaient de cette case
commune. Tandis qu'à celle des femmes se rendaient aussi
bien les indigènes déjà
mariées, ou en possession d'amants, que les veuves,
consolables ou inconsolables, les célibataires et les
vierges. Je ne sais si l'on parlait beaucoup des femmes dans la case
des hommes. Oui, sans doute. On ne peut pas parler toujours de chasse
et de pêche après tout. Il n'était, en
revanche, à peu près jamais question de ces
messieurs dans la case des femmes. Ces dernières
paraissaient même, si je puis dire, ne s'y rendre que pour ne
pas en parler. Comme si le monde des femmes emportait en soi et par
soi, par sa seule existence, tout celui des hommes, tandis que le monde
des hommes éprouve le persistant besoin d'expliciter et de
justifier, par la pêche et la chasse, et la guerre et la
pine, au regard d'un monde total, définitif, absolu dont il
prétend en même temps affirmer la
réalité, sa propre maintenance fractionnelle.
Aussi les hommes font-ils la guerre, pêchent-ils,
chassent-ils, s'évertuent-ils à faire ou
défaire l'amour, tandis que les femmes vivent ou utilisent
le monde.
Si l'une ou l'autre
se lassait, dans la grande case commune, de cet excès de
féminité, il lui semblait inutile et surtout
inefficace d'en parler. Plus simplement, elle sortait et allait se
fournir d'un mari, d'un amant, voire du premier homme venu, celui-ci
fût-il, à ce que je pus voir, l'amant ou le mari
d'une autre. Il lui était loisible de s'étendre
auprès de son compagnon, dans une des cases
particulières, de se réchauffer à lui
ou de le réchauffer, ce qui est égal
après tout, et aussi bien, comme je l'ai dit, de le stimuler
sans cérémonie, si d'aventure il se faisait
prier. Les femmes, entre elles, n'étaient pas à
un homme près, quoiqu'elles se trouvassent en plus grand
nombre, ou en raison de cela justement. Il t'a baisée hier,
je le fesserai aujourd'hui et il me sautera demain. N'est jaloux,
après tout encore, que qui se sent, qui se ressent
inférieur. Plus tard, quand j'eus appris, bon gré
mal gré, quelques mots de la langue maorie, je tentai
d'expliquer à l'une des sauvageonnes ce que sont, pour nous
en tout cas, les rivalités, la jalousie, la concurrence.
Elle haussait avec indifférence ses épaules
nues :
« Mais
pourquoi ? Les hommes sont nos
frères », dit-elle.
« Et vous,
êtes-vous leurs
sœurs ? » lui demandai-je,
agacée par sa réponse.
La supposition la fit rire, ses yeux
reflétaient une sorte de mépris
amusé :
« Bien sûr
que non, nous ne sommes sœurs qu'entre
nous ! »
Je ris aussi, alors. Il y a toujours
quelque obscurité, pour un être
civilisé, dans les mots clairs des barbares. Maintenant
pourtant, il me semble voir avec évidence ce que disait la
jeune femme. Elle et moi, à travers toutes les
différences, nous étions du même sang,
de la même terre si l'on veut. Les hommes ne sont qu'une race
d'hommes.
☐ pp. 149-150
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