EXTRAIT |
L'extraordinaire, sur ce caillou
« trois lieues au large jeté »,
c'est que tout y était séparation, opposition.
Non seulement entre l'indigène et l'étranger, fût-il
originaire d'une terre au bord de ces trois lieues mais, plus
agressive encore, entre ce qu'on appelait les « deux
bouts » : notre bout et l'autre bout,
pour nous celui de Locmaria et de Pen er Vro (La Tête du
Pays) à l'est, pour partie bâtie au bord même
de la « grande mer », avec, certes, sa
dure côte sauvage, dont fait partie l'un des rochers les
plus meurtriers, appelé « Le Terrible »,
mais aussi les longs sables, les récifs plats et allongés
loin en mer (d'autant plus sournois) des basses des Chats, signalées
par les éclats rouges de leur modeste phare, et, à
l'opposé, celui de Puwisi, à l'ouest, dont la côte
élevée, inaccessible par la mer porte, à
Pen Men (la Tête de pierre), le grand phare à éclats
blancs de l'île. Primitivement, cette division s'était
faite entre Primiture et Puwisi, désignant des terres
de rendement précoce d'un côté, des terres
riches (ou appartenant à des riches ?), de l'autre.
Aujourd'hui, opposé à Locmaria, seul le nom de
Puwisi demeure.
[…]
« Les gens de l'autre
bout, là-bas, disait-on, c'est un pays de sauvages
où les enfants attaquent à coups de pierres ceux
qu'ils ne connaissent pas » (ce dont je puis témoigner,
ma mère et moi devions en faire l'expérience, au
cours d'une excursion aventureuse ! …). « Là-bas,
les villages sont pleins de ruines, mais pas comme chez nous :
des vrais tas de pierres, les maisons sont sales ; pas comme
icitte. Au lieu de mettre les filles en costume, comme
nous, après la deuxième communion, ils leur font
porter la coiffe, le dimanche, à des sept ou huit ans.
Des sauvages, je vous dis. Et les petits, vous n'avez qu'à
les entendre : ils parlent breton, pas français. »
Ce qui, bien entendu, apparaissait comme un comble car un vent
de modernisme soufflait, tendant au rejet du breton. Un rejet
auquel s'opposait le mouvement des bardes et, précisément
à Groix, J.-P. Calloch, le barde Blei Mor. Mais qui se
souciait alors de poésie ? Qui, dans le public, croyait
à la valeur cultuelle du breton ?
Ainsi se créait une autre
ségrégation plus grave, car les enfants ne parlaient
que le français et les vieilles gens, souvent, uniquement
le breton. […] La charnière, entre ces groupes, c'était
la mère, la femme qui avait été à
l'école française, en continuant de parler sa propre
langue. Ainsi pouvait-elle s'exprimer en breton avec les vieillards,
en français avec les enfants en attendant la fin de la
mutation.
[…]
Quant aux hommes, leur cas était
différent. Habitués des ports, parlant le français
avec aisance, s'ils préféraient entre eux le breton,
je soupçonne qu'outre le plaisir de se trouver entre soi,
ils y goûtaient celui d'échapper aux autres,
en se dissimulant derrière leur langage.
☐ pp. 48-50
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