Jean-Louis Joubert

Les voleurs de langue : traversée de la francophonie littéraire

Philippe Rey

Paris, 2006

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errances
parutions 2006
Les voleurs de langue : traversée de la francophonie littéraire / Jean-Louis Joubert. - Paris : Philippe Rey, 2006. - 129 p. ; 21 cm.
ISBN 2-84876-052-4

« Voleurs de langue ! » La formule a été lancée en 1959, lors du Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs réuni à Rome sous l'égide de la revue Présence Africaine, par le poète malgache Jacques Rabemananjara, tout juste libéré de sa prison française.

Introduction, p. 7

2006 est l'année — entre autres ? — de la francophonie ; la célébration a connu son temps fort à l'occasion du Salon du Livre de Paris. Les affrontements n'ont pas manqué autour de cette initiative qui se voulait consensuelle : célébrer la francophonie vaut reconnaissance pour certains quand d'autres y voient une relégation, la marque d'un regard de type colonial sur une création qui serait étrangère au génie national (et, de fait, des pans entiers de la francophonie littéraire nous viennent d'un outre-mer hier colonisé).

Jean-Louis Joubert dépasse ce clivage en cherchant à éclairer les enjeux spécifiquement littéraires qui sous-tendent la création des « voleurs de langue ». Ainsi laisse-t-il entendre de Rabemanjara, de Césaire ou de leurs pairs nés de peuples conquis, qu'ils ont en retour su conquérir pour en user à leur profit la langue de la puissance dominante : « les mots, par le miracle de la transmutation, ont pris sur nos lèvres et sous notre plume un contenu qu'ils n'ont pas et n'auront jamais acquis chez leurs usagers d'origine » 1, réponse à la douleur qu'exprimait l'Haïtien Edmond Laleau : « sentez-vous cette souffrance / Et ce désespoir à nul autre égal / D'apprivoiser avec des mots de France / Ce cœur qui m'est venu du Sénégal ? » 2.

Or la transmutation que revendique Rabemananjara est bien plus qu'une riposte de circonstance à l'agression coloniale, et elle fait mieux qu'enrichir la littérature française de voix extérieures naturalisées. La transmutation est au cœur de toute création ; c'est très précisément le processus par lequel l'écrivain plie la langue dont il use aux exigences d'un énoncé nouveau 3 « donner un sens nouveau aux mots de la tribu », disait Mallarmé. Dans ce combat où jamais le sens ne doit plier, fût-ce devant la règle académique, les écrivains venus d'ailleurs se montrent souvent plus incisifs que nombre d'hexagonaux.

A la démarche rigoureuse de l'écrivain doit enfin répondre un effort symétique du lecteur. C'est à quoi Jean-Louis Joubert invite, dans la conclusion de son essai, en parlant d'une nécessaire « circulation littéraire », notion qui implique de « faire l'effort de sortir de son point de vue de lecteur français … pour tenter de saisir celui des autres ». L'expérience proposée se démarque de l'exotisme, une « dimension [qui] n'est certes pas absente de l'ensemble du corpus » ; en effet, « plus qu'une invitation au voyage, les littératures francophones proposent l'expérience du passage, de la métamorphose, voire de la transmutation quand elles jouent le jeu de la bi-langue ».
       
1. Jacques Rabemananjara.
2. Trahison in « Musique nègre », Port-au-Prince : Collection Indigène, 1931 ; Montréal : Mémoire d'encrier (Poésie, 5), 2003 ; Port-au-Prince : Presses nationales d'Haïti (Intemporel), 2005
3. Cf. le premier des deux extraits cités ci-dessous.
EXTRAITS

[Le] goût — ou plutôt [la] nécessité — de la dérivation hors du chemin tracé a fait que les littératures d'expression française ont été définies, quand on a commencé à prendre conscience de leur existence, comme des « littératures périphériques ». L'adjectif avait à la fois valeur géographique (hors des limites de l'hexagone) et appréciative (ces littératures restent encore marginales). Ce qui recoupe en partie le concept de « littérature mineure » que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont proposé dans leur Kafka, Pour une littérature mineure (1975). Est mineure une littérature qu'une minorité écrit dans une langue majeure. Ainsi de l'allemand écrit par le Juif tchèque Kafka ou de l'anglais des Irlandais Joyce ou Beckett (ce dernier n'étant pas moins « minoritaire » quand il écrit en français). Née d'une « déterritorialisation » langagière, d'une faille entre l'usage de la langue et la situation de l'écrivain en marge de la littérature établie, la littérature mineure est fonctionnellement révolutionnaire. La situation minoritaire invite à « écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier », pour inventer « son propre patois », pour trouver une langue. Deleuze a souvent repris à son compte la phrase bien connue de Marcel Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans un beau livre tous les contresens qu'on fait sont beaux ». Chaque écrivain véritable travaille la langue commune pour lui donner l'étrangeté nécessaire à l'écriture. Samuel Beckett, qui a choisi d'écrire en français, pour lui langue étrangère, langue d'un long exil volontaire, est souvent revenu à l'anglais, sa langue première. À la fin de sa vie, il avouait : « Je peux de nouveau écrire en anglais parce qu'il est devenu aussi pour moi une langue étrangère.

pp. 51-52

Quand on veut comprendre l'autre, on tente, comme le suggère l'étymologie, de le « prendre avec » soi, on étend les bras pour le ramener à soi, on cherche à le réduire à la transparence du même. La pensée de la relation, théorisée par Edouard Glissant, privilégie la rencontre de l'altérité, du différent, du divers, elle invite à consentir à l'opacité, c'est-à-dire à la reconnaissance que l'autre et le monde existent dans leur impénétrabilité. Glissant ajoute : « Le consentement général aux opacités particulières est le plus simple équivalent de la non-barbarie ». Les littératures francophones mettent le lecteur à l'épreuve de l'opacité : ce qu'ont montré divers exemples de refus de la réception de certains textes, de De Coster à Ramuz ou aux romans de Rabearivelo. La lecture des textes de la francophonie littéraire, l'entrée en relation avec leur opacité éloignent un peu plus leurs lecteurs de la barbarie.

p. 126
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • Jean-Louis Joubert, « Littératures de l'océan Indien », Paris, Vanves : Agence universitaire de la francophonie, EDICEF, 1991
  • Jean-Louis Joubert (dir.), « Littérature francophone : anthologie », Paris : Nathan, ACCT, 1992
  • Jean-Louis Joubert (et al.), « Littératures francophones de l'océan Indien : anthologie », Paris : Ed. de l'océan Indien, ACCT, Groupe de la Cité internationale, 1993
  • Jean-Louis Joubert, « Littératures francophones d'Asie et du Pacifique : anthologie », Paris : Nathan, Agence de la francophonie, 1997
  • Jean-Louis Joubert, « Edouard J. Maunick, poète métis insulaire », Paris : Présence africaine, 2010

mise-à-jour : 20 octobre 2017

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