Hylé :
état de rêve en Espagne / Raoul
Hausmann ; traduit de
l'allemand par Hélène
Thiérard ; postface de
Adelheid Koch-Didier. - Dijon : Les Presses du
réel, 2013.
- 385 p. : ill. ; 24 cm. - (L'Ecart
absolu).
ISBN
978-2-84066-409-3
|
|
“ À
chacun d'être poète ”
☐ Citation de
Hylé,
utilisée par Adelheid
Koch-Didier comme titre de la postface |
NOTE DE L'ÉDITEUR : Acteur
significatif du mouvement dadaïste berlinois, Raoul Hausmann
est
connu dans les années 1910 et le début des
années
1920 pour sa production artistique des plus
éclectiques :
il pratique le collage et le photomontage, le poème
phonétique et le poème-affiche, ainsi que la
danse et la
photographie. Outre ses satires sur la République de Weimar,
il
signe ou co-signe un grand nombre des manifestes publiés par
différents groupes d'avant-garde de l'époque.
Raoul Hausmann commence Hylé. État
de rêve en Espagne lors de son exil à
Ibiza en 1933-1936 et travaille à ce work in progress
jusqu'à la fin des années 1950, alors qu'il a
choisi la
France comme terre d'accueil après l'exil et la guerre. Si
le
livre raconte bien les années d'exil à Ibiza, il
est loin
de s'épuiser dans le substrat autobiographique et
n'appartient
à aucun genre.
Alors que
les limites entre le rêve
et la réalité sont rendues incertaines, le
passé
antique et mythologique d'Ibiza surgit dans le présent. Sans
égard pour ce qu'il est convenu d'appeler
« littérature », Raoul
Hausmann
débarrasse au passage la langue de ses
« uniformes » (syntaxe et
grammaire) et
n'hésite pas à lui faire revêtir les
habits
multicolores des langues de ses exils.
|
ADELHEID
KOCH-DIDIER :
[…]
« Se
perdre pour mieux se retrouver », c'est le conseil
que
l'auteur donne au lecteur pour orienter sa réception et au
protagoniste pour orienter son voyage initiatique
— qui
n'est ni négatif, ni inversé, mais qui tourne
seulement
en rond et fait du surplace […] : ce voyage qui
commence
avec l'arrivée dans un monde complètement
étranger, décline le destin d'émigrant
et
l'attachement à la nature sur le fond des trois
thèmes
cardinaux « amour, communauté et
société » […], et
finit sur la perte
irrémédiable de la bien-aimée, le
chaos de la
guerre civile espagnole et la fuite recommencée, mais aussi
sur
la réalisation de cette pulsion dont le thème
revient
à plusieurs reprises dans le texte : il faut
écrire
un roman.
À
la fin de la version publiée en 1969,
le roman qui ne veut pas en être un, et qui, au sens commun
du
terme n'en est pas un, s'annule de lui-même et annonce les
« tirades de la disparition » qui
culminent chez
Beckett et Bernhardt […] :
« Ibiza n'est rien.
Plus rien. Plus qu'un rêve. » Cette phrase
fait
référence au sous-titre, État de
rêve en Espagne, mais
aussi à un passage situé au début du
roman :
« Personne n'a rien
rêvé », ce qui
donne ex negativo tout
son sens à cet « État de
rêve » : Hylé II ne
traite pas de l'utopie d'une vie insulaire libre, mais rend sensible
l'entrelacs du rêve éveillé et du
rêve
nocturne, du rêve désiré et du
rêve
angoissé dont est constituée la vie, prise dans
la
tension contradictoire entre volonté de savoir subjective et
inconnaissabilité objective du monde. Des passages
ressortissant
au contre-roman d'apprentissage, dus à
l'écœurement
de ces histoires « stagnantes »,
« dont il suffit de lire le premier mot pour
connaître
le dernier », se mêlent à ce
qui est une
« expédition à
l'intérieur de
soi » en recherche d'identité.
[…]
☐ Postface, p. 373
|
EXTRAIT |
Trois
chaises, le menuisier les a posées dans la pièce.
Dans
l'espace de la haute sala. Des morceaux de bois de longueur
différente, bien rabotés au carré, que
le
menuisier a sciés en segments plus ou moins longs ;
il les
a assemblés les uns aux autres comme les
inflorescences
carrées d'une boîte creuse, les a pourvus de
chevrons et
constitué l'un des côtés en dos parce
que les
montants sont deux fois plus hauts que les autres. Les os de bois de ce
corps creux enserrent maintenant l'idée chaise, qui a pris
forme. Le travailleur a fait du bon travail, soigné, il
s'est
donné de la peine, lentement et longuement : du
néant est sorti un champ spatial lié à
une
fonction. Pour finir de le rendre chaise, le menuisier a fait tresser
de la corde en torsade, quand celle-ci fut prête, il a
porté ces architectures de chaises chez son voisin le
cordier ; celui-ci a enroulé avec art sur
lui-même ce
ficelage dans le milieu du carré qui rapetissait, autour du
cadre médian des chaises. Une fois que tout fut construit
avec
circonspection et terminé dans les règles, trois
chaises
s'érigeaient, achevées, solidifiées,
impeccables
sur le sol de l'atelier. Le menuisier revint à Benimusa,
cette
fois il apportait les chaises à Ca'n Mestre,
tête-bêche, en prenant toutes les
précautions.
Dès qu'il arrive, il pose l'ouvrage, désormais
délié mais en formation serrée, dans
le haut
espace de la sala blanche, en son milieu. Le menuisier a
vanté
la qualité de son travail, puis il est parti. |
Voici
donc, charpentées en bois brun sombre et munies d'une assise
tressée, de cordage de chanvre torsadé :
trois
chaises. Dans l'espace de la haute sala blanche. En formation
serrée, comme si leurs grille spatiale était
inséparable. Comme si elles montaient la garde devant la
porte
d'entrée grande ouverte, comme si elles se repliaient sur
elles-mêmes, fermées aux sept marches blanches de
l'escalier sur la gauche qui mène aux chambres à
l'étage.
Ah, quel ouvrage,
quel assemblage, quel cadrillage : trois chaises que le
menuisier
a posées dans l'espace vide de la haute sala. De bois et de
corde ; une fonction a pris forme.
☐
pp. 81-82
(photo p. 348) |
|
|
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Hyle,
Ein Traumsein in Spanien », Frankfurt
a.M. : Heinrich Heine-Verlag, 1969
- « Hyle :
ser-sueño en España » trad.
por Nieves
Trabanco, Gijón : Trea, 1997
- « Hyle,
Ein Traumsein in Spanien » Hrsg. und mit einem
Nachw. von
Adelheid Koch-Didier, München : Belleville, 2006
|
- Cécile
Bargues, « Raoul Hausmann »,
Bruxelles : Mardaga (Architecture), 2015
- Vera
Broïdo, « Daughter of revolution :
a Russian
girlhood remembered », London : Constable,
1998
- Bartomeu
Marí et Jean-Paul Midant (dir.), « Raoul Hausmann,
architecte : Ibiza, 1933-1936 »,
Bruxelles : AAM, 1990
- Guy
Tosatto, « Raoul Hausmann :
Ibiza »,
Rochechouart : Musée départemental d'art
contemporain, 1987
|
|
Fonds
Hausmann du Musée départemental
d’art contemporain de Rochechouart. |
|
|
mise-à-jour : 30
janvier 2018 |
|
|
Raoul
Hausmann,
Le triangle (Vera Broïdo), vers 1931
RAOUL HAUSMANN
un regard en mouvement
6
février > 20 mai 2018
JEU DE PAUME ◆ Paris
Concorde
|
|
|
|