Pendant
plusieurs jours, dans ce Quartier latin où il n'y avait plus ni
loi ni police, je sus ce que signifiait vraiment le mot « fraternité ». | ACCUEIL BIBLIOTHÈQUE INSULAIRE LETTRES DES ÎLES ALBUM : IMAGES DES ÎLES ÉVÉNEMENTS OPINIONS CONTACT
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Gary Klang, « Ex-îles », Rosemère (Québec), 2003 | Gary Klang, « Kafka m'a dit », Rosemère (Québec), 2004 | Gary Klang, « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie », Montréal, 2005 | Gary Klang, « Monologue pour une scène vide », Montréal, 2013 |
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AU QUARTIER LATIN, J'AI VÉCU L'UTOPIE GÉNÉRALISÉE
Gary Klang
En haut de la montagne Sainte-Geneviève, un jeune écrivain haïtien comprend le sens du mot « fraternité » : en chassant la police, on avait rendu l'homme vrai et libre. | Bruno Barbey — Magnum |
La
grande révolte de Mai 68 commença dans l'improvisation.
Un quidam, devant le 34, rue Gay-Lussac, proposa en souriant de
dépaver la rue et de faire des barricades pour se
protéger des CRS appelés SS. Tout le monde trouva
l'idée géniale et ce fut le début des
réjouissances. […] Vers minuit, la fête tourna
à la confrontation, lorsque les CRS nous attaquèrent avec
une brutalité digne des tontons macoutes. Croyant nous faire
peur, ils déclenchèrent un mouvement qui allait devenir
incontrôlable. En plus de dépaver, les étudiant
brûlèrent toutes les voitures. Celles de notre rue furent
transformées en bûchers dont l'hérétique
était l'ancien système. Un voisin en grilla quatre et un
de nos amis étudiants perdit une main dans cette nuit
folle : un CRS lui avait balancé une grenade
« non offensive » ! […]
Après
l'expérience de la terreur macoute en Haïti, où
régnait un médecin fou (le Dr François Duvalier),
j'allais vivre à Paris l'utopie réalisée. Et ici
je prie le lecteur de croire que je pèse chaque mot et que rien
n'est exagéré. Pendant plusieurs jours, dans ce Quartier
latin où il n'y avait plus ni loi ni police, je sus ce que
signifiait vraiment le mot « fraternité ».
L'homme n'était plus un loup pour l'homme, mais un frère
au sens le plus fort. On adressait la parole à n'importe qui et
chacun partageait ce qu'il possédait. J'ai vu de vieux
messieurs, qui avaient guerroyé en 14, tutoyer les jeunes gens
et se faire tutoyer par eux spontanément, comme si la chose
allait de soi. J'ai vu des cercles se former dans les rues avec des
gens qui ne se connaissaient pas la veille. Pour qui a vécu
parmi les Parisiens, gens parfois raides et compassés, on
comprendra sans peine ce que ça voulait dire. Mon ami
Jean-Claude m'avoua alors que, pour une fois, il ne souffrait d'aucun
racisme. En abolissant la loi et les contraintes, en chassant la police
du Quartier latin, on avait rendu l'homme vrai et libre. Au lieu d'une
meute d'enragés, Mai 68 avait fait de nous des frères.
J'affirme que c'est la seule fois où j'ai connu un sentiment de
bonheur absolu. Je vivais enfin dans une société humaine.
Il n'y avait ni stress ni agressivité. Aucune barrière
entre les hommes. Tous ces murs invisibles et absurdes qu'ils mettent
entre eux pour mieux souffrir. Mai 68 avait tout balayé.
Si
grande était notre joie qu'un de nos amis haïtiens perdit
toute peur des macoutes à partir des événements de
mai. Il était arrivé à Paris traumatisé par
un séjour à la prison-mouroir de Fort Dimanche. Il se
retournait en marchant, de peur d'être suivi, et ses nuits
étaient hantées par des cauchemars. Il fut guéri
par l'utopie et jamais plus ne fit de rechute. Mai 68 fut la
psychothérapie la plus formidable qu'on pût imaginer. Le
bonheur était possible !
Témoignage de Gary Klang, écrivain haïtien habitant au 34, rue Gay-Lussac
Marianne, 2018
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