JEAN GOLDZINK : […]

Le traitement thérapeutique de l'utopie par Marivaux passe […] par une cure d'action. Sa société utopique n'a rien à dire sur elle-même : les voyageurs, de voyeurs d'un monde transformé, deviennent les acteurs de leur propre transformation, qui les renvoie aussitôt dans le monde. Nulle fascination ici d'un monde idéal organisé par la pure raison, acharché à se protéger des miasmes extérieurs pour perdurer dans sa perfection. Le voyage consiste à descendre en soi-même, à percer les voiles et les masques pour atteindre l'Homme : le salut ne vient pas de la raison législatrice, mais des mouvements du cœur, par quoi des hommes se traitent en hommes en dépit de leur inévitable inégalité.

Il est trop clair alors qu'à chercher ici un programme de réformes, ou à en regretter la timidité, on erre à l'aventure. Au cœur de L'Île des esclaves, il y a l'expérience de l'humiliation, déshumanisante quand elle traite l'être humain en esclave, féconde quand elle permet de faire retour sur soi, car elle suscite alors la pitié […]. Que cette guérison passe par l'échange fictif des rôles n'est évidemment pas un hasard : L'Île des esclaves n'est pas seulement une utopie au théâtre, c'est très exactement une utopie du théâtre, où le spectateur, naufragé volontaire, doit apprendre à devenir un peu plus pur en jouant à faire semblant. Arlequin est bien à sa place dans cette épreuve inventée par les dieux. Ou par les Grecs, qui imaginèrent aussi la purgation des passions, dont cette pièce serait peut-être bien la représentation à l'italienne.

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☐ L'île des esclaves - Introduction, p. 150

EXTRAIT

Iphicrate […] Suis-moi, ne négligeons rien pour nous tirer d'ici ; si je ne me sauve, je suis perdu, je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'Île des Esclaves. Arlequin Oh, oh ! qu'est-ce que cette race-là ? Iphicrate Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage. Arlequin Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure, je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi. […] ☐ L'île des esclaves, scène 1, pp. 156-157