Franz Kafka

La colonie pénitentiaire, trad. d'Alexandre Vialatte

Gallimard

Paris, 1966
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utopies insulaires
île-prison
La colonie pénitentiaire / Franz Kafka ; trad. de l'allemand par Alexandre Vialatte. - Paris : Gallimard, 1966. - 184 p. ; 19 cm. - (Du monde entier).
NOTE DE L'ÉDITEUR : La colonie pénitentiaire, écrit en 1917, fut publié en 1919. Par son thème, le récit s'apparente au Verdict et au Procès. Mais ici tout tribunal fait défaut, la loi du châtiment règne seule.

MATTHIAS LANGHOFF, metteur en scène de L'île du Salut, d'après Kafka : […]

Que voit-on dans [La colonie pénitentiaire] ? Un jeune officier engagé totalement dans la défense d'une idéologie. Il tient au voyageur, représentant un peu l'humanisme européen, un discours d'ordre absolu, et ne fait rien d'autre qu'exécuter un jugement, à sa façon, parce qu'il sait que l'ordre dont il rêve n'a pu advenir. Pour moi, c'est le problème central du monde d'aujourd'hui qui est posé — de l'évolution dans les ex-pays de l'Est à la Yougoslavie, en passant par l'attitude face à l'islamisme. On a une vérité, dont on pense qu'elle est la seule, et qu'on peut l'humaniser. Mais en fait, on ne quitte jamais la position de colon.

[…]

Interview recueillie par Brigitte Salino, Le Monde, 5 octobre 1996

MICHAEL LÖWY : […]

Du point de vue qui nous intéresse ici le grand tournant dans l’œuvre de Kafka c’est la nouvelle La colonie pénitentiaire, écrite peu après L’Amérique. Il y a peu de textes dans la littérature universelle qui présentent l’autorité sous un visage aussi injuste et meurtrier. Il ne s’agit pas du pouvoir d’un individu — les Commandants (Ancien et Nouveau) ne jouent qu’un rôle secondaire dans le récit — mais de celui d’un mécanisme impersonnel.

Le cadre du récit est le colonialisme … français. Les officiers et commandants de la colonie sont français, tandis que les humbles soldats, les dockers, les victimes devant être exécutées sont des “ indigènes ” qui “ ne comprennent pas un seul mot de français ”. Un soldat “ indigène ” est condamné à mort par des officiers dont la doctrine juridique résume en peu de mots la quintessence de l’arbitraire : “ la culpabilité ne doit jamais être mise en doute ! ” Son exécution doit être accomplie par une machine à torturer qui écrit lentement sur son corps avec des aiguilles qui le transpercent : “ Honore tes supérieurs ”.

Le personnage central de la nouvelle n’est ni le voyageur qui observe les événements avec une muette hostilité, ni le prisonnier, qui ne réagit point, ni l’officier qui préside à l’exécution, ni le Commandant de la colonie. C’est la Machine elle-même.

Tout le récit tourne autour de ce sinistre appareil (Apparat), qui semble de plus en plus, au cours de l’explication très détaillée que l’officier donne au voyageur, comme une fin en soi. L’Appareil n’est pas là pour exécuter l’homme, c’est plutôt celui-ci qui est là pour l’Appareil, pour fournir un corps sur lequel il puisse écrire son chef-d’œuvre esthétique, son inscription sanglante illustrée de “ beaucoup de florilèges et embellissements ”. L’officier lui-même n’est qu’un serviteur de la Machine, et finalement, se sacrifie lui-même à cet insatiable Moloch.

À quelle “ Machine de pouvoir ” concrète, à quel “ Appareil d’autorité ” sacrificateur de vies humaines, pensait Kafka ? La colonie pénitentiaire a été écrite en octobre 1914, trois mois après l’éclatement de la Grande Guerre …

[…]

« Franz Kafka et l'anarchisme », in Études Littéraires, vol 41 (3), automne 2010 [en ligne]

EXTRAIT

Quand le voyageur, suivi du soldat et du condamné, arriva aux premières maisons de la colonie, le soldat en montra une et dit :
   — Voici la maison de thé.
   Au rez-de-chaussée d'un immeuble se trouvait une salle profonde, basse, semblable à une caverne et dont les murs et la plafond étaient brunis par la fumée. Du côté de la rue elle était toute ouverte. Bien que cette maison de thé ne se distinguât pas beaucoup des autres maisons de la colonie qui étaient toutes très délabrées, sauf les palais du quartier général, elle produisit sur le voyageur l'impression d'un souvenir historique et il sentit la puissance des anciens temps. Il se rapprocha, suivi de ses deux compagnons, passa entre les tables vides de la terrasse et respira l'air froid et croupi qui venait de l'intérieur.
   — Le vieux est enterré ici, dit le soldat, le curé lui a refusé une place dans le cimetière. On s'est demandé un certain temps où il fallait l'inhumer, on a fini par le mettre là. L'officier ne vous en a certainement rien dit : c'était naturellement ce qui lui faisait le plus honte. Il a même essayé plusieurs fois, la nuit, de déterrer le vieux, mais on l'a toujours chassé.
   — Où est le tombeau ? demanda le voyageur qui ne pouvait croire le soldat.
   Le soldat et le condamné le précédèrent aussitôt en montrant de leurs mains tendues l'endroit où devait se trouver le tombeau. Ils conduisirent le voyageur jusqu'au mur du fond contre lequel s'alignaient quelques tables entourées de clients. C'étaient probablement des ouvriers du port, des hommes forts avec de petites barbes noires et brillantes. Ils étaient tous en bras de chemise et ces chemises étaient déchirées, bref de pauvres gens humiliés. Quand le voyageur s'approcha, quelques-uns se relevèrent, se pressèrent contre la muraille et le regardèrent venir.
   — C'est un étranger, chuchotait-on autour de lui, il veut regarder le tombeau.
   Ils repoussèrent l'une des tables sous laquelle se trouvait, de fait, une pierre tombale : une simple pierre, assez basse pour disparaître sous une table. Elle portait une inscription en caractères minuscules ; le voyageur dut s'agenouiller pour la lire. L'épitaphe disait : « Ici repose le vieux commandant. Ses fidèles, qui n'ont plus le droit de porter un nom, lui ont creusé cette tombe et consacré cette pierre. Une prophétie nous assure qu'au bout d'un certain nombre d'années le commandant ressuscitera et, partant de cette maison, emmènera tous ses fidèles reconquérir la colonie. Croyez et attendez. »

pp. 47-48
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « In der Strafkolonie », Leipzig : Kurt Wolff, 1919
  • « Au bagne » trad. par Jean Carrive, Marseille : Les Cahiers du sud, 1939
  • « La colonie pénitentiaire » traduction et préface de Jean Starobinski, Fribourg : Librairie de l'université de Fribourg ; Paris : Egloff, 1945
  • « La colonie pénitentiaire » trad. d'Alexandre Vialatte, Paris : Gallimard (Folio, 192), 1972
  • « Dans la colonie pénitentiaire, et autres nouvelles » trad. de Bernard Lortholary, Paris : Flammarion (G.F., 564), 1991
  • « La métamorphose [suivi de] Dans la colonie pénitentiaire » trad. de Bernard Lortholary, Paris : EJL (Librio, 3), 1994
  • « A la colonie disciplinaire, et autres récits II » trad. de Catherine Billmann et Jacques Cellard, Arles : Actes sud (Babel, 352), 1998
  • « Au bagne et autres proses » trad. et commentés par Jean Carrive, suivis de lettres et d'articles relatifs à l'interprétation du traducteur rassemblés et présentés par Jean-Paul Jacquier, Toulon : La Nerthe, 2008
  • « Au bagne et autres proses » trad. par Jean Carrive, Toulon : La Nerthe, 2012
  • « Le verdict [suivi de] À la colonie pénitentiaire » trad. par Claude David, Paris : Gallimard (Folio 2€, 6243), 2016
  • « Dans la colonie pénitentiaire » in Œuvres complètes, I : Nouvelles et récits, éd. sous la dir. de Jean-Pierre Lefebvre, Paris : Gallimard (La Pléiade, 264), 2018
  • Pascale Casanova, « La colonie pénitentiaire ou l'ethnologie combative de Kafka » in Kafka sous la dir. de Wolfgang Asholt et Jean-Pierre Morel, Paris : L'Herne (Cahier de l'Herne, 208), 2014
  • Ritchie Robertson, « Kafka et le contexte historique : l'exemple de La colonie pénitentiaire », ibid.
  • Frédérique Leichter-Flack, « Le témoin passif : Dans la colonie pénitentiaire comme expérience de lecture », ibid.
  • Heiner Müller, « Dans la colonie pénitentiaire, d'après Kafka » (inédit), ibid.
  • Marie José Mondzain, « K comme Kolonie : Kafka et la décolonisation de l’imaginaire », Paris : La Fabrique, 2020

mise-à-jour : 10 avril 2020

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